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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le camarade Bergeron à la FBGCI
Le Prolétaire n°2 – feuilles de documentation et de discussion- Janvier-Février 1947
Article mis en ligne le 20 novembre 2023
dernière modification le 30 octobre 2023

par ArchivesAutonomies

Je réponds ici à votre lettre de septembre 1945 adressée aux Communistes Révolutionnaires. Je m’excuse du long intervalle qui sépare votre lettre de ma réponse. Ce retard s’explique par deux raisons. La première est que lorsque votre lettre nous a été transmise par la FFGC, en octobre, l’"Organisation Communiste Révolutionnaire" était le siège d’un processus de désagrégation politique profonde. Elle était incapable d’une réponse collective. Chaque camarade ou tendance était trop occupé par la lutte fractionnelle intérieure ou trop désorienté politiquement par cette lutte pour être capable de vous répondre.

Actuellement ce processus est terminé : l’OCR s’est disloquée en plusieurs groupes autonomes. Pour ce qui me concerne je suis sorti des uns et des autres de ces groupes depuis février. Je travaille en étroite collaboration avec le RKD mais sans appartenir à ce groupe. C’est donc en tant que militant isolé que je réponds à la lettre que vous avez envoyé à l’OCR, à la "direction" de laquelle j’appartenais alors.

La seconde cause de retard est que, bien que j’aie projeté de vous répondre depuis deux mois, j’ai préféré attendre d’avoir pu prendre connaissance de l’ensemble de vos documents et de vos "errata" à ce schéma de programme.

* * *

1.- Ces quelques explications préliminaires données, je voudrais essayer de définir ce qui selon moi constitue l’apport positif des CR au travail de préparation pour un futur parti du prolétariat., car c’est là un point sur lequel les diverses tendances CR ne me semblent pas avoir une conscience claire, et malheureusement vous tendez, comme bien d’autres, à les jugez sur leurs erreurs et à méconnaître leur apport positif.

Comme vous le savez les CR se sont constitué sous l’influence du RKD, qui comme vous le savez était arrivé en 1941 à reconnaître l’existence de la dictature du capitalisme en Russie actuelle. L’OCR proprement dite (l’organisation française) a été constituée en 1944 par des éléments sortis pour la plupart du PCI trotskyste.

Il s’agit donc de camarades et de groupes jeunes politiquement et en évolution vers la gauche. Il faut retenir ce fait ce fait si on veut juger sainement les diverses erreurs que nous avons commises, bien que certaines, je le reconnais, aient eu un certain aspect grotesque. Si nous avons eu, à certains moments surtout, des prétentions démesurées avec notre niveau idéologique réel, et si nous avons tendu à ériger en principe nos erreurs elles-mêmes, cela doit être critiqué ; mais cela ne doit pas, aux yeux des camarades les plus conscients, cacher le fait que nos positions fondamentales étaient et sont révolutionnaires et progressives.

En effet, pour quelles raisons notre évolution vers la gauche a-t-elle pu avoir lieu et se continuer encore aujourd’hui ? Je ne veux pas sous-estimer les influences extérieurs qui nous ont aidées dans cette évolution, en particulier à travers les discussions que nous avons eu et que nous continuons d’avoir avec la Gauche Communiste de France. Ainsi le rejet de tout antifascisme, le rejet du Front unique, le rejet du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" (pour ne citer que des questions sur lesquelles et le RKD et le groupe de "Pouvoir Ouvrier" ont les mêmes positions que moi) : autant de points sur lesquels - au moins en ce qui me concerne personnellement - les discussions avec la GCF ont eu une part prépondérante sinon exclusive. Mais cette évolution n’aurait pas été possible si elle ne s’était appuyée sur d’autres positions, plus fondamentales encore à mon avis, sur lesquelles nous manifestions déjà auparavant une attitude révolutionnaire.

Ces positions, quelles sont-elles ? J’en vois trois principales :

a) sur la question russe - reconnaissance de l’Etat russe actuel comme Etat capitaliste ; d’où découle la position pour le défaitisme révolutionnaire et pour la révolution prolétarienne en Russie.

b) sur la question de l’Etat - considération que la dictature du prolétariat est incompatible avec l’existence d’un Etat bureaucratique, séparé du prolétariat ; que le prolétariat ne peut exercer sa dictature que directement, organisé dans ses conseils et dans ses milices - Les CR ont résumé cette position par la formule "L’Etat prolétarien est identique à la classe ouvrière" ; mais j’en suis venu, comme je l’explique plus loin, à rejeter cette formule, tout en conservant ce qui selon moi constitue l’essentiel de la position soutenue par les CR.

c) sur la question du parti - pour la rupture politique et organisationnelle avec tout le courant opportuniste ou centriste ; pour la formation d’une organisation révolutionnaire seulement sur une base politique apportant la clarté dans les questions fondamentales ; d’où découle en particulier notre refus absolu de nous intégrer à tout parti, organisation ou groupe qui adopterait ou tolèrerait en son sein des positions contraires aux nôtres sur les trois points que je viens d’énumérer.

Il est clair que les trois points précédents sont à eux seuls insuffisants pour constituer une plateforme politique ; il est clair qu’ils ne nous ont pas empêché de d’adopter des positions erronées dans diverses questions ; il est clair également pour moi, que la façon dont nous avons formulé ces trois points eux-mêmes dans le courant de notre activité était le plus souvent extrêmement primitive, et soutenue plus par des références bibliographiques que par des démonstrations effectives. Dans ces conditions il est compréhensible que beaucoup de camarades s’insurgent en nous voyant qualifier de centristes divers groupes ou courants qui sur certaines questions (par exemple le Front Unique) ont eu des positions plus avancées que nous. Pourtant il faut faire remarquer que nos positions sur ces trois points, que nous considérons comme fondamentales et que je continue à considérer comme telles, et qui je le répète sont la base réelle de toute notre évolution vers la gauche, ne sont en fait partagées dans leur ensemble par aucun groupe existant que nous connaissions jusqu’ici. C’est ce fait qui m’oblige à considérer que les CR, malgré leurs erreurs et leurs insuffisances, constituent un courant particulier dans le mouvement ouvrier en France et le courant le plus avancé.

Approfondir ces points fondamentaux, les faire sortir de l’état d’affirmations intuitives et primitives pour les transformer en positions positives étayées sur une étude réelle des expériences du mouvement ouvrier, relier ces positions fondamentales à de positions claires et réfléchies sur les autres questions - telles sont à mon avis les tâches les plus importantes pour la préparation d’un nouveau parti du prolétariat.

C’est à la réalisation de ces tâches que j’essaie de participer dans la mesure de mes moyens. J’espère que vous pourrez lire dans un temps pas trop éloigné deux textes auxquels je suis en train de travailler : l’un sur la question russe en réponse à la RWL des USA, l’autre sur la question du parti et de la fraction en réponse à l’article du camarade M. paru dans le dernier "Internationalisme" (numéro 7) de la GCF.

Bien entendu je n’ai pas la prétention de réaliser ces tâches tout seul, et je pense qu’en premier lieu ceux qui se rattachent au courant CR tel que je l’ai défini plus haut, y participeront également. Je pense ici au RKD. Je pense aussi à l’un des groupes issus de l’OCR, le groupe du "Pouvoir Ouvrier". Bien que la cohabitation organisationnelle ne m’ait plus été possible avec ce groupe, par suite surtout de ses méthodes organisationnelles - bien que l’expérience d’un an m’ait convaincu que la formation d’une organisation CR, se donnant les tâches démesurées que l’OCR se donnait et que le groupe du "PO" semble essayer de continuer est prématurée dans notre état idéologique - bien que l’expérience d’un an m’ait convaincu que diverses divergences me séparent de ce groupe - j’estime cependant qu’il s’agit d’un groupe progressif dans l’ensemble, et qu’il présente des positions qui méritent une étude. Ce groupe se mettra en relation directe avec vous s’il ne l’a pas déjà fait ; et je vous invite à étudier son matériel et à y répondre.

Par ailleurs j’estime que les tâches idéologiques qui se posent au mouvement ouvrier ne pourront être réalisées qu’à travers une confrontation large de tous les groupes qui se trouvent dans la gauche du mouvement ouvrier. En particulier les positions élaborées par les divers groupes ou tendances se réclamant de la GCI, qu’elles soient justes ou fausses (et à mon avis nous devrons en rejeter les points les plus fondamentaux et en accepter certains autres), ne pourront pas être ignorées. Je suis heureux que vous fassiez un effort pour passer à cette confrontation nécessaire sur le plan national et international. De mon côté, j’essaie, en commun avec le RKD et avec la GCF, de favoriser cette discussion ici même depuis longtemps. Malheureusement nous nous heurtons là à de grandes résistances. Et, si certaines résistances se sont manifestées par moment du côté de certaines tendances CR, je dois signaler que c’est surtout du côté de la FFGC que les plus grandes résistances se sont manifestées ces derniers mois, les militants du noyau effectivement dirigeant de cette organisation (ancien groupe Fr.) ne venant pas à nos réunions de confrontation ou n’y venant que pour faire une déclaration et partir avant la discussion, omettant de nous inviter à leurs réunions publiques, et finalement refusant tout net de discuter avec nous. Ce sont là des faits sur lesquels je n’ai pas l’intention d’engager une polémique stérile, mais qu’il était de mon devoir de vous signaler.

2 - Sur ce, j’exprime mon accord général avec les critiques que vous portez contre la méthode d’"analyse" employée par les CR dans leur appréciation des évènements : "révolution", "crise révolutionnaire", etc. Ce sont là des critiques que j’ai porté moi-même dans les derniers mois de mon séjour dans l’OCR.

Je dois cependant signaler à la décharge des CR que, si nous avons inventé des "révolution prolétariennes" en Italie et en Allemagne et une "crise révolutionnaire" en Belgique, il n’a jamais été question d’une "révolution" en France comme vous le dites dans votre lettre.

Mais surtout je ne peux pas m’accorder avec vous quand vous opposez aux fausses appréciations CR "une analyse profonde de l’économie de guerre". La critique d’une erreur n’est jamais la justification d’une erreur différente. Ce qui manquait aux CR c’était la notion claire du fait que le prolétariat ne peut pas mener une lutte révolutionnaire sans conscience de classe, et que la conscience du prolétariat qui avait détruit par vingt ans de réaction camouflée en "communisme" ne pouvait pas réapparaître du jour au lendemain par le seul jeu mécanique de la situation objective. Mais vous ne semblez toujours penser, à la suite de Vercesi, que c’est le simple jeu mécanique de l’économie de guerre qui empêchait le prolétariat de se manifester,... Je ne saurais me solidariser avec cette position qui a été amplement réfutée, à l’intérieur de la GCI elle-même, dans "Notre réponse" et dans "Quand l’opportunisme divague".

Ce pendant, dans votre résolution de janvier 1946, vous semblez annoncer des "conclusions politiques opposées" à celles qui sont critiquées là. Je laisse donc ce point en suspend en attendant d’avoir pu lire vos documents sur cette question.

3- vous nous reprochez de juger les positions des autres groupes ou courants en n’en ayant qu’une connaissance insuffisante : vous revenez là-dessus dans votre résolution de janvier 1946. Je reconnais qu’il y a une part de vérité dans cela, quoique cette méthode d’appréciations prématurées et ultimatistes, résidu d’un héritage stalino-trotskyste me semble être en voie de liquidation dans les diverses tendances CR. Le reproche que l’on pourrait faire à plus juste titre à diverses tendances CR serait non tellement de juger sans connaître, mais de publier les conclusions (justes ou fausses) de leur réflexion sans donner le raisonnement qui pourrait les justifier.

Mais vous-mêmes, étiez-vous exempt de ce défaut que vous nous reprochez, lorsque vous publiiez dans "L’internationaliste" numéro 8 un article dithyrambique sur le PCI d’Italie, alors que vous ne possédiez aucun document de base de ce parti ? D’autre part les exemples que vous donnez pour appuyer vos critiques ne sont pas toujours des mieux choisis.

Ainsi sur la "disparition du prolétariat en tant que classe", il ne s’agissait pas d’une "formule". Le "canal"d’"un groupe dissident de la FF" comme vous dites nous avait apporté des informations tout à fait positives et détaillées dans "Quand l’opportunisme divague" et dans "Notre réponse" (où le "canal" était d’ailleurs représenté par la Fraction Italienne). Vous ne faites vous mêmes que les confirmer dans votre lettre. Si vous êtes en désaccord avec les conclusions de la GCF et avec les nôtres, il est de votre droit le plus strict d’essayer de les réfuter, mais non de nous accuser à cette occasion de "méthodes de travestissement qui puent à plein nez le stalinisme".

D’autre part il y a certains cas où il est non seulement possible mais nécessaire de porter un jugement général sur un courant sans attendre d’avoir lu chaque ligne de ce qu’il a écrit : c’est quand un courant abandonne les positions de classe pour passer ouvertement dans le camp de la bourgeoisie. Or c’est malheureusement le cas pour le groupe de la Fraction Italienne émigrée en Belgique, lors de sa collaboration au "comité de Coalition Antifasciste" sous la direction de Vercesi. Il nous suffisait de lire quelques articles écrits par Vercesi dans "L’Italia di domani" (en particulier son article sur "Coalition Antifasciste ou Ligue Antifasciste" dans le numéro du 24 octobre 1945, et surtout son discours sur de Brouckère reproduit dans le même numéro) pour être édifiés. Il ne s’est ensuite rien passé qui nous ait amenés à modifier notre appréciation. Il paraît que vous préparez un document pour exprimer vos positions sur cette question, et vous semblez l’annoncer dans votre lettre de janvier aux CR et RK. Je ne développe donc pas mon point de vue davantage, attendant d’avoir pu prendre connaissance de votre document et me réservant d’y revenir alors. Mais de toute façon il m’est difficile de comprendre que vous n’ayez pas encore aperçu la nécessité de prendre position publiquement pour ou contre une position qui a provoqué une scission dans la FI et dans la FF, qui est toujours débattue ici, et dont je ne voudrais pas laisser croire que je sous-estime la gravité. Je crains fort qu’il ne s’agisse nullement de "malentendus", ...

4- J’en viens aux critiques que nous portons contre le "bordighisme", et qui sont comprises tout à fait de travers, au sujet de l’appartenance passée de la Fraction Italienne à la IIIe Internationale.

Dès sa constitution définitive au Second Congrès (1920), l’IC se montrait atteinte de la maladie mortelle de l’opportunisme. Si le Second Congrès semble au premier abord avoir élaboré de belles thèses contre l’opportunisme des Internationales 2 et 2 1/2, il faut remarquer que la plupart de ses documents sont dirigés en grande partie contre les thèses de la gauche (KAPD, etc.) qui, dès ce moment, se trouvait hors de l’IC. En fait le sens réel dans lequel on doit comprendre les thèses du Second Congrès est donné par la "Maladie infantile", cette Bible de l’opportunisme, qui venait d’être publiée.

En 1921 se place pour nous la mort de la révolution, la victoire définitive de la contre- révolution capitaliste en Russie, en particulier lors de l’écrasement de l’insurrection de Cronstadt. Et la IIIe Internationale meurt aussi en tant que parti du prolétariat en restant au service de cette contre-révolution ; l’opportunisme qui se manifeste ouvertement dès le Troisième Congrès ne fait que traduire extérieurement ce fait fondamental.

Dès ce moment-là, une fraction révolutionnaire n’avait plus sa place dans l’IC.

Si la gauche italienne a pu rester dans l’IC, c’est en se taisant pendant plusieurs années sur ce qui se passait en Russie, et au prix d’une série de capitulations et de semi capitulations sur les positions mêmes qui la caractérisaient (question du parlementarisme, du Front unique, du "gouvernement ouvrier et paysan", de la fusion avec les serratistes, du droit de fraction, etc.). Encore à ce moment-là, l’erreur était excusable, et compatible avec une politique révolutionnaire dans l’ensemble, la Russie étant loin, ... Mais ensuite la trahison de l’IC s’est manifestée de façon, en particulier en Allemagne (1923), en Angleterre (1926) et en Chine (1925-27). Et la gauche italienne, exclue du PC, se considérait comme "fraction" de cette Internationale de trahison.

"Dès 1935", dites-vous, la FI appelait les ouvriers à quitter les PC. Mais 1935 camarades c’était un peu tard.

Vous dites que notre "présence prolongée" dans le PCI trotskyste a lourdement compromis notre développement ultérieur. En fait le plus important des groupes qui ont constitué l’OCR (française) s’était constitué en fraction dans le PCI en août 1944 et a rompu avec l’organisation trotskyste en novembre de la même année. Ce n’était pas une "présence prolongée", et il s’agissait d’un groupe de militants jeunes en voie d’évolution rapide. Pourtant il est exact que nous avons traîné avec nous diverses formations trotskystes dont nous ne nous débarrassons que difficilement.

Mais alors quel peut être le résultat du maintient d’un courant pendant 14 ans à l’intérieur ou dans les franges d’une organisation internationale qui n’était plus l’Internationale du prolétariat mais l’instrument du capitalisme d’Etat russe ? Et quand il s’agissait d’un courant constitué avec ses cadres et ses traditions, ... En vérité ce fait a totalement compromis le développement ultérieur de la FI que ce courant n’était plus redressable dans son ensemble. Bien entendu, nous ne reprocherions pas à la FI ses fautes passées si elles étaient réellement passées, si malgré tout ce courant avait réussi à se redresser. Seulement ce n’est pas le cas. Depuis 1935 la GCI estime que les PC ne sont plus des partis prolétariens ; mais elle continue à penser qu’ils étaient des partis prolétariens jusqu’en 1935 et qu’il fallait rester dans ces partis jusqu’à cette date.

Or le pire n’est pas de se tromper ; c’est de prétendre ensuite avoir eu raison pendant 25 ans.

En résumé : celui qui pensait, en 1921, que l’IC était l’Internationale du prolétariat ; celui-là se trompait mais il avait des excuses. Celui qui continuait à le penser en 1927 ou en 1932 n’avait plus d’excuse. Et celui qui pense, en 1946, que l’IC était, en 1932, l’Internationale du prolétariat - quelle excuse pourrions-nous lui trouver ?

Et qu’on ne nous dise pas qu’il s’agit là de questions "historiques". Ce seraient des questions historiques si les erreurs provenaient de l’ignorance des faits. Mais ce n’est pas le cas : les faits sont assez connus ; l’interprétation est différente. La différence d’appréciation "historique" signifie en particulier que, dans une situation analogue, la GCI est prête à refaire ce qu’elle a fait de 1921 à 1935. elle signifie en général des principes d’appréciation entièrement différent quant à sa façon de juger la nature (prolétarienne ou non) de tel ou tel régime social.

Quant à vous, Fraction Belge, nous vous reprochons évidemment pas un lien quelconque avec le PCB. Nous vous reprochons votre solidarité avec l’ensemble de la GCI quant aux principes d’appréciation généraux et quant à leur application "historique", dans la mesure où cette solidarité existe. Mais vous ne pouvez pas à la fois vous réclamer de la Ligue qui, en 1931, s’orientait vers la formation de nouveaux partis, et de la FI qui, à cette même époque, voulait redresser l’IC. Il vous faut choisir ou l’une ou l’autre ou bien condamner les deux positions. Pour notre part nous estimons, avec vous, que la formation de nouveaux partis ne sera possible que lors de la montée révolutionnaire et à la suite d’un travail de préparation surtout idéologique. Mais nous estimons que ce travail de préparation idéologique ne peut se faire que par la rupture nette politique et organisationnelle avec tout parti ou courant opportuniste ou centriste. Rupture avec l’ancien parti et formation de nouveaux partis sont deux choses tout à fait différente et qui ne peuvent être séparées par des années ou des décades.

Pour ce qui est du redressement, nous connaissons la divergence entre l’opposition trotskyste et la gauche italienne, mais nous la considérons comme secondaire : la première qui espérait un redressement de l’IC lors d’une montée révolutionnaire acceptait d’envisager la dissolution de son opposition ; la seconde espérait également que l’IC pourrait être redressée lors d’une montée révolutionnaire, mais par le triomphe des fractions de gauche et le rejet de la direction opportuniste ("centriste" disait-on alors). Mais l’une et l’autre espéraient un redressement de ce qui n’était plus redressable.

5- La question de l’Etat prolétarien est peut-être le centre et la clef du bafouillage dans lequel se débat actuellement le mouvement ouvrier.

Sur ce point nous sommes heureux de votre évolution, annoncée par l’article de Lucain sur "L’URSS et le prolétariat mondial" ("L’Internationaliste", janvier 1946) et confirmée par les "errata" à votre schéma de programme ("L’Internationaliste", premier mars 1946). Cela constitue en effet un rapprochement sensible vers des positions que nous soutenons.

Mais nous n’avons pu nous défendre d’un léger sourire en vous voyant qualifier cette position d’"erratum", ...

N’avez-vous pas conscience qu’il s’agit d’une révision politique fondamentale ?

N’avez-vous pas conscience que les nouvelles positions que vous introduisez sont en contradiction avec beaucoup de positions qui se trouvent toujours dans votre schéma de programme ?

Par exemple quand vous dites que "le demi-Etat doit être sous la dépendance de la nouvelle Internationale", qu’est-ce que cela peut bien signifier ? L’Etat sous la dépendance de l’Internationale, cela pouvait avoir un sens si par "l’Etat" on entendait un organisme exécutif démocratique bureaucratique, ne dépendant que du gouvernement, lui-même aux mains du parti. Mais si "le demi-Etat" c’est "le prolétariat en armes", comment pourra-t-il être "sous la dépendance de l’Internationale" ? Ou bien cette "dépendance" est exclusivement idéologique, résultat de l’élévation de la conscience des masses par la propagande du parti - et alors il faut le dire clairement, et cesser même de parler de "dépendance". Ou bien c’est une véritable dépendance par l’intermédiaire de divers organes exécutifs - et alors la bureaucratie se réintroduit dans le "demi-Etat", camouflée sous une prétendue "identité" avec la classe qui l’a créée.

Et si le demi-Etat c’est le prolétariat lui-même, on ne peut même pas dire que le prolétariat "l’a créé", ...

Si le "demi-Etat" c’est le prolétariat, comment pouvez-vous lui assigner pour rôle "la fonction bureaucratique de transmettre aux usines les directives des plans de production" ? Est-ce le prolétariat qui se donne à lui-même des directives ? De deux choses l’une : ou bien ces directives sont des conseils, et alors il ne s’agit pas de "fonction bureaucratique" mais de direction idéologique ; ou bien ce sont des ordres, et alors il y a des fonctionnaires chargés de les faire exécuter, et il ne s’agit plus d’un "demi-Etat" s’identifiant avec le prolétariat.

Quand vous réclamez la liberté des syndicats et d’une opposition politique prolétarienne, contre qui sera dirigée cette opposition ? Contre le prolétariat lui-même ou contre un appareil bureaucratique qui ne s’identifie pas avec le prolétariat ?

J’espère que vous prendrez conscience de ces contradictions et que vous chercherez à les résoudre. Votre excuse c’est que vos balbutiements sur cette question sont, à peu de choses près, ceux du mouvement ouvrier tout entier, nous y compris.

Au fond, la question est la suivante : Qu’est-ce que la dictature du prolétariat ? Comment peut-elle s’exercer ? Au moyen d’un instrument qui serait "aux mains" de la classe ouvrière ? ou directement par la classe elle-même ? A cette question, les CR ont apporté les réponses suivantes : la dictature du prolétariat est la continuation de la violence révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie après la destruction de l’Etat bourgeois. Comme la révolution elle-même, elle ne peut être le fait que des masses ouvrières elles-mêmes, organisées dans leurs organismes unitaires de combat (conseils, milices). Le rôle du parti n’est pas de substituer son action à celle des masses, ni dans la révolution ni dans la dictature du prolétariat, mais d’orienter par son influence idéologique l’action des masses dans une direction consciente. Tout appareil distinct des masses et a qui serait confié un pouvoir quelconque ne serait jamais un instrument du prolétariat mais un instrument de la contre-révolution.

Le tort des CR jusqu’à aujourd’hui a été de croire que ses positions étaient suffisamment soutenues par la référence à "l’Etat et la Révolution".

Or si ce livre est un des plus révolutionnaires qui aient jamais été écris, il pose plus de problèmes qu’il n’en résout, et il comporte pas mal de confusions et de contradictions. Et, à travers ces lacunes et ces contradictions, des positions ont pu se développer qui ont abouti à justifier même la dictature capitaliste monstrueuse qui règne aujourd’hui en Russie - bien que cette justification soit en rupture avec l’esprit du livre de Lénine.

Il faut essayer de dépasser ces insuffisances et ces contradictions, et de répondre aux problèmes que Lénine n’avait pu que poser et qui ont été résolus par l’histoire. Cette tâche, la Fraction Italienne a essayé de la remplir ; mais ses conclusions (voir en particulier ces thèses sur l’Etat dans le "Bulletin International de discussion" numéro 7) à notre avis ne constituent pas dans leur esprit général un dépassement des positions de Lénine mais un recul sensible. Pour ma part, après les discussions qui ont eu lieu entre nous et avec la GCF, j’ai tenté d’éclaircir les idées sur cette question, et je vous livre ici toutes crues les conclusions auxquelles je suis arrivé et qui, pour le moment, me sont personnelles.

Le terme même d’"Etat prolétarien", avec ou sans adjectif, "demi" ou non, doit être rayé du vocabulaire des révolutionnaires prolétariens. La dictature du prolétariat ne peut s’exercer que sans Etat d’aucune sorte.

Qui dit Etat, dit gouvernement ; et il n’y a pas de gouvernement sans un appareil distinct de la masse du peuple, chargé d’exécuter les ordres du gouvernement. Or cet appareil ne peut que défendre et accroître ses propres privilèges économiques, en utilisant, dans ce but, le pouvoir effectif qu’il possède en tant que prétendu "instrument de la dictature du prolétariat".

A la suite de Lénine vous parlez d’Etat bourgeois sans bourgeoisie. Mais l’expérience de la Russie a définitivement mis en pièces ce grossier sophisme dialectique. L’Etat prétendu "sans bourgeoisie a été précisément le principal lieu de concentration et de reconstitution de la classe bourgeoise, et par suite le principal agent de la contre-révolution.

Si la révolution d’octobre a été une révolution prolétarienne, ce n’est pas parce qu’elle a établi le "gouvernement du parti communiste", mais parce que ce gouvernement ne gouvernait rien. Si le parti bolchevik a été le parti du prolétariat conduisant la classe ouvrière jusqu’à la révolution prolétarienne, ce n’est pas parce qu’il a "pris le pouvoir" mais parce qu’il a poussé les masses à détruire tout pouvoir d’Etat.

En 1917, le "Conseil des commissaires du peuple" n’était guère, comme le constate Victor Serge (qui semble d’ailleurs le regretter), "qu’une très haute autorité ... morale" ("L’an I de la révolution russe"). Ses "décrets" se bornaient en général à "légaliser" les actes révolutionnaires des masses prolétariennes. Le parti par sa propagande et par l’activité de ses militants poussait surtout les masses à de telles actions, indépendantes de toute contrainte gouvernemental.

Mais quand le gouvernement, en 1918, placé en face de la prétendue "nécessité" de conclure un accord avec l’impérialisme allemand, a voulu gouverner réellement, il est entré immédiatement en lutte contre le prolétariat révolutionnaire ; ç’a été Brest-Litovsk, et la "nationalisation" de l’industrie supprimant le "contrôle ouvrier" (qui en fait était souvent une gestion ouvrière) pour lui substituer le mensonge de la "gestion ouvrière" (c’est-à-dire la gestion de l’Etat). Dissimulée derrière les insuffisances du programme révolutionnaire dans lequel se reformait la bourgeoisie et le prolétariat. Cette lutte a conduit a finalement à la guerre civile entre le prolétariat et l’Etat contre-révolutionnaire, en particulier à Cronstadt en 1921. le prolétariat a été battu. Le capitalisme d’Etat définitivement victorieux pouvait affermir sa situation en passant des accords avec les capitalistes privés russes et étrangers (NEP, traité de Rapallo, etc.) et en exploitant surtout toujours plus férocement le prolétariat. Lénine pouvait achever de tuer le parti bolchevik avec la résolution qui dissolvait les oppositions de gauche plus ou moins conscientes qui existaient, mettant ainsi le parti tout entier entre les mains de la droite (Lénine, Trotsky, Staline, etc.) qui s’était définitivement rangée du côté de la bourgeoisie dans une lutte armée où les camps étaient nettement tranchés. Mais vous, vous voyez une "opposition de gauche"dans l’opposition trotskyste, qui n’a jamais discuté avec Staline que de la meilleure façon d’exploiter les prolétaires et de renforcer le capitalisme d’Etat russe, ...

Telle est, résumée rapidement, l’expérience de la révolution et de la contre-révolution en Russie. C’est à la lumière de cette expérience qu’il faut examiner la notion d’"Etat prolétarien", qu’il faut revoir toutes les thèses de l’Internationale Communiste. En vérité la nouvelle internationale du prolétariat ne naîtra jamais si elle n’arrive pas à résoudre ces questions. Il ne s’agit pas de réviser quelques erreurs secondaires. La nouvelle Internationale ne pourra être que si elle est aussi différente de la IIIe que la IIIe l’était de la IIe.

Vous dites que la formation de la bureaucratie "ne peut être empêchée" parce qu’elle est "engendrée par les conditions historiques actuelles". Il est exact que la tendance à la formation de la bureaucratie existera tant que le développement des forces productives ne sera pas suffisant pour satisfaire tous les besoins. Il en est de même pour la tendance à la re- création du capitalisme à la différentiation des salaires, etc. Qu’est-ce à dire ? toutes ces tendances sont des aspects différents d’une même tendance générale : la tendance à la re- création de l’exploitation de l’homme par l’homme, à la résurrection du capitalisme. Mais quel sera le rôle du parti du prolétariat en face de ces tendances ? Si le parti a un rôle ce sera de lutter contre ces tendances. Il ne s’agit pas de nier leur existence, mais il s’agit avant tout de comprendre que ces tendances vont vers la restauration du capitalisme. Lutter contre ces tendances, c’est d’abord ne pas capituler d’avance devant elles. Or vous capitulez d’avance, par exemple, devant la tendance à la différentiation des salaires, quand vous proposez de l’inscrire au programme du futur parti, ...

Il en est de même pour "l’apparition de la bureaucratie". S’il est "inévitable" que cette tendance aboutisse à son terme et qu’une bureaucratie se forme, alors c’est la contre-révolution qui est inévitable, ...Si, dans tel ou tel cas, le cours objectif des choses va dans ce sens, le premier devoir du parti, c’est de ne pas être un chaînon dans ce cours objectif. Lutter contre la bureaucratie, ce n’est pas préconiser la liberté des syndicats et des oppositions politiques prolétariennes contre cette bureaucratie. De telles libertés sont nécessaires. Mais elles resteront tout à fait inopérantes si le parti ne commence pas par se refuser à favoriser le développement de la bureaucratie sous prétexte de constituer un "Etat prolétarien".

En liaison avec la question de "l’Etat prolétarien", il faudrait aussi avoir des idées claires sur l’"économie planifiée" et sur les "nationalisations". La "nécessité" de "planifier", d’"organiser" l’économie a été un des grands prétextes qui ont justifié la formation et le renforcement de l’Etat en Russie dès 1918. en fait "une planification" quelconque n’a pu être obtenue par cet Etat que lorsqu’il a eu brisé toute résistance de la part des masses prolétariennes.

Il y a deux façons de "planifier" l’économie : à la manière de Hitler ou de Staline, à la manière capitaliste, à la manière étatiste, en "planifiant" l’exploitation des travailleurs ; ou bien à la manière communiste, par la conscience de l’accord libre des travailleurs. Mais il n’y a pas de "planification" de caractère intermédiaire. Si les masses ne comprennent pas la nécessité du "plan", et si l’Etat veut l’imposer par la force, il ne pourra le faire qu’après avoir achevé la contre-révolution capitaliste. L’expérience russe est concluante sur ce point.

Vous croyez que l’on assiste à l’intérieur même de la société capitaliste à la "genèse" de la société socialiste. Mais c’est une erreur et en contradiction avec ce que vous dites par ailleurs, sur le prolétariat qui, à la différence de la bourgeoisie, n’a pas de propriété à défendre avant d’avoir fait sa révolution. Ainsi quand vous dites (page 13 de votre schéma de programme) que le capitalisme est "obligé de s’adapter" aux "forces historiques" qui poussent vers le socialisme, la question se pose ainsi : quelles "forces historiques" ? il n’y en a pas d’autres que les forces de classes. Le capitalisme ne s’y "adapte" pas, mais réagit contre.

Les "planifications" ou "nationalisations" capitalistes sont dirigées contre le prolétariat. Aussi l’économie capitaliste, prise dans son ensemble et avec la structure, est inutilisable telle que par le prolétariat. Aussi la révolution prolétarienne est obligée de briser les cadres de cette économie. C’est un mal inévitable et qui peut entraîner la perte de la révolution, en poussant l’économie dans la voie du fédéralisme et par suite de la création de couches différentiées économiquement dans le prolétariat (régions riches et pauvres, etc.). Mais on ne peut pas sauter par-dessus en imposant une centralisation étatique, car cela provoque aussi et encore plus certainement une différentiation économique entre l’Etat possesseur des moyens de production, et le prolétariat - comme l’expérience l’a montré. Si, pour une raison ou une autre, le prolétariat se montre incapable de réaliser la concentration et la planification de l’économie librement, alors la révolution est perdue, et aucune force ne peut la sauver.

Or quand vous parlez des "nationalisations", nous nous trouvons en face de contradictions insolubles. D’une part, vous considérez que même "les nationalisations de Staline constituent un progrès immense" ; d’autre part vous lancez le mot d’ordre "les usines aux ouvriers".

Les étatisations de Staline ne sont pas plus "progressives" que celles de Mussolini les unes et les autres représentent un essai du capitalisme pour se survivre. Si le capitalisme peut arriver ou non à l’étatisation de l’ensemble de l’économie sans passer (comme en Russie) par une révolution prolétarienne écrasée, nous n’en savons rien, ni vous non plus. Mais cela ne vous autorise pas (comme le fait Lucain dans "L’Internationaliste" du premier janvier 1946) à traiter l’étatisation générale de "bond révolutionnaire". Il n’y a de révolutionnaire que ce qui est accompli et maintenu par la classe révolutionnaire, c’est-à-dire le prolétariat. Or (vous êtes d’accord sur ce point) l’étatisation stalinienne est maintenue par une force sociale (que pour notre part nous considérons comme identique dans son essence avec la classe capitaliste) dirigée contre le prolétariat.

Mais il en était de même à l’origine des "nationalisations" (1918). Elles signifiaient l’expropriation du prolétariat (et pas seulement des capitalistes privés) par l’Etat, et par suite la création du rapport de production faisant inévitablement de l’Etat l’exploiteur du prolétariat. Les faits ont ainsi mis en pièces le sophisme dialectique d’Engels, qui pensait que l’expropriation des capitalistes par l’Etat serait le "dernier acte" de l’Etat,lequel détruirait ainsi sa propre base et se mettrait "à dépérir". Il s’est révélé que l’Etat est le lieu de concentration de la bourgeoisie ; en "nationalisant" il maintient, concentre, renforce le capitalisme, et n’a plus aucune raison de "dépérir" au contraire ! Aussi les "nationalisations" sont toujours réactionnaires et anti-prolétariennes. Leur revendication doit disparaître totalement du programme de la révolution.

Mais quand vous dites "les usines aux ouvriers", qu’est-ce que cela signifie ? Ou bien c’est un mensonge, analogue à la "gestion ouvrière" de Lénine (1918), ou bien cela signifie la propriété de chaque usine aux ouvriers de l’usine, c’est-à-dire le fédéralisme sur le plan économique. La seule position acceptable, c’est de revendiquer : les usines à la classe ouvrière, organisée dans ses conseils. Mais il faut savoir ce que cela signifie, et le dire avec précision. D’abord, la classe, ce n’est pas l’Etat. Ensuite, la classe, ce sont les ouvriers eux- mêmes. Mais ceux-ci ne constituent "la classe" capable de prendre en main l’économie que s’ils possèdent une volonté commune, c’est-à-dire une conscience suffisante pour accepter et réaliser eux-mêmes librement une centralisation de l’économie à travers le système des conseils. Et bien entendu par "conscience" j’entends la conscience réelle qui se trouve dans l’esprit de chaque ouvrier, et non pas le parti, qui lui non plus n’est pas "la classe". Telle est, brièvement résumée, la position que je propose. Cette position fera peut-être pousser quelques cris.

On me reprochera d’être utopiste. Je répondrai que dans ce cas c’est la révolution prolétarienne qui est une utopie. Je ne prétends pas que tout se passera sans heurs, sans difficultés, sans retour en arrière. Je prétends seulement que ces difficultés ne peuvent être résolues avec l’Etat. L’histoire a parlé : l’idée de l’"Etat prolétarien" appartient au passé. Il n’est plus possible qu’une révolution prolétarienne se fasse sur cette idée, mais seulement des pseudo-"révolutions" qui pour le fond ne seront pas différentes de ce que les staliniens font en Azerbaïdjan par exemple, ... Et la véritable utopie s’est de prétendre réaliser la révolution prolétarienne avec des moyens qui ne peuvent mener qu’au résultat contraire du but recherché. On me reprochera aussi d’être "anarchiste". Il est exact que j’adopte la position qui a donné son nom à l’anarchisme, et je n’en éprouve aucune honte. Mais cela ne signifie pas que je me rattache à l’anarchisme en tant que courant historique, car celui-ci est caractérisé par bien d’autres choses que sa position sur la question de l’Etat, à savoir principalement par son incompréhension du matérialisme historique et de l’analyse scientifique de l’économie capitaliste - et c’est cela qui en fait un courant arriéré et dépassé.

6- Je limite là pour le moment mes remarques sur les questions essentielles de votre programme. Mais je voudrais pour terminer attirer votre attention sur diverses contradictions qui m’ont choqué dans votre matériel : a) Votre Fraction s’est fondée sur la lutte contre la guerre impérialiste d’Espagne en 1936-37. comment pouvez-vous aujourd’hui parler d’une "révolution espagnole", à mettre sur le même plan que la révolution d’octobre (article de Lucain dans "L’Internationaliste" du premier janvier 1946) ? dire que la contre -révolution a triomphé en 1937 (schéma de programme, page 15) ? alors qu’elle avait déjà obtenu un triomphe décisif en engageant le prolétariat dans la guerre, ...

b) Dans "L’"Internationaliste" de février 1945, au sujet des évènements de Grèce, vous déclariez avec raison que : "Le cours des derniers évènements est caractérisé par l’orientation réactionnaire des forces en présence". Or dans "L’"Internationaliste" du premier janvier 1946, nous lisons, sous la signature de Lucain que : "...les évènements de Grèce, ..., les luttes en Indonésie, prouvent la justesse du schéma de Lénine" (sur la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile) - alors que toutes ces "luttes" manifestent avec évidence la préparation de la prochaine guerre impérialiste.

c) Dans "L’"Internationaliste" du 15 août 1945, vous parliez de "la lutte des ouvriers qui fait rage en Italie depuis mai 1943" et vous terminiez votre éditorial par : "vive le prolétariat italien révolutionnaire !" - dans le numéro du 15 février 1946, vous écrivez : "il n’y a pas de situation révolutionnaire en Italie, ..., le fascisme est tombé comme un fruit pourri, ..., certaines perspectives semblent favorables à la reprise de la conscience du prolétariat, ...". Alors quand faut-il vous croire ? Quand vous mettez la lutte des ouvriers au passé et au présent, ou quand vous la mettez au futur ?

Je m’arrête-là, d’autres questions nécessitant un développement qu’il ne m’est pas possible d’entreprendre dans le cadre présent. Mais j’attire votre attention sur la nécessité absolue qu’il y a pour vous, comme pour nous tout autre groupe, d’éclaircir et de définir avec précision votre position en face des principaux problèmes posés par les évènements d’hier et d’aujourd’hui, si vous voulez faire un pas en avant dans la voie de l’éclaircissement théorique et de la préparation du nouveau parti de la classe ouvrière.

Salutations révolutionnaires.

12-13 mars 1946.

PS : La lettre précédente était entièrement rédigée avant que j’aie pu prendre connaissance de "L’"Internationaliste" du 15 mars 1946 qui pose d’autres questions et qui mériterait une réponse détaillée. En attendant de pouvoir revenir sur ces problèmes, je vous envoie la lettre présente sans changement.

Premier avril 1946.

Bergeron.