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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Présentation générale de la rubrique "aux origines" de l’Internationale Communiste
Article mis en ligne le 27 février 2019
dernière modification le 2 avril 2019

par ArchivesAutonomies

"(...) Pour la Prusse-Allemagne, il ne peut plus y avoir d’autre guerre que mondiale, ou mieux, une guerre mondiale d’une ampleur et d’une intensité jamais vue. Huit à dix millions de soldats s’entr’égorgeront en vidant l’Europe de toute substance comme jamais un essaim de sauterelles n’a dépouillé un pays. Les dévastations de la Guerre de Trente ans, concentrées en trois ou quatre ans, s’étendront à tout le continent. Les famines, les épidémies et la misère aiguë ramèneront à la barbarie les armées comme les masses populaires. Le chaos indescriptible de l’activité humaine dans le commerce, l’industrie et les communications entraînera la banqueroute générale. Les vieux Etats avec leur sagesse traditionnelle s’effondreront ; des dizaines de couronnes rouleront sur le pavé, et personne ne daignera les ramasser. Il n’est pas possible de prévoir comment tout cela finira, et lequel des belligérants sortira victorieux du combat.. Un seul résultat est absolument sûr : tout le monde sera épuisé, et nous aurons les conditions pour la victoire finale.

Telle est la perspective : lorsque le système des surenchères mutuelles dans l’armement de guerre aura atteint son comble, il donnera inévitablement ses fruits. Voilà, messieurs les Princes et hommes d’Etat, où votre sagesse aura poussé la vieille Europe. Et lorsqu’il ne vous restera plus d’autre issue que la dernière grande danse de la guerre, nous n’aurons rien à redire. La guerre nous repoussera peut-être pour un temps à l’arrière-plan, et nous arrachera sans doute mainte position déjà conquise. Mais lorsque vous aurez déchaîné les puissances que vous ne pourrez plus maîtriser, les choses suivront implacablement leur cours propre : à la fin de la tragédie, vous serez ruinés, et la victoire du prolétariat sera, ou bien acquise, ou bien elle sera finalement inévitable."

Fr. Engels, "Ce qui attend l’Europe", Sozialdemokrat, 15/1/1888 (Marx Engels. Écrits militaires, Éditions de L’Herne 1970, p. 610-611)

Si Engels avait prévu que le militarisme des grands États capitalistes conduisait "implacablement" à une guerre mondiale, et que cette guerre arracherait "mainte position" au prolétariat, il n’avait pas imaginé la faillite presque complète du mouvement ouvrier socialiste.

Pour surmonter les divisions et les antagonismes nationaux, pour concrétiser le vieux slogan du Manifeste du Parti Communiste "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !", il fut décidé la reconstitution d’une "Internationale Ouvrière", que l’on appellera par la suite "Deuxième Internationale" (pour la situer par rapport à la première, "l’Association Internationale des Travailleurs" et la troisième) lors du Congrès socialiste international de Paris en juillet 1889.

L’Internationale eut vite à s’occuper de la question de la guerre, le risque d’une conflagration générale devenant de plus en plus grand au fil des années et des confrontations inter-impérialistes. En laissant de côté les affrontements "circonscrits" (comme les guerres entre le Japon et la Chine en 1894-95, entre les Etats-Unis et l’Espagne pour Cuba en 1898), il y eut l’incident de Fachoda en 1894 qui opposa la France et la Grande-Bretagne, la guerre russo-japonaise en 1904-1905, la conquête progressive du Maroc par la France, l’opposant à l’Allemagne et à l’Espagne en 1904-1911, jusqu’aux guerres balkaniques en 1912-1913 — qui à chaque fois menaçaient de dégénérer en conflit général.

Dès le premier Congrès de l’Internationale Ouvrière à Bruxelles, en août 1891, une résolution sur le militarisme fut discutée et adoptée. Elle affirmait "que toutes les tentatives ayant pour objet l’abolition du militarisme et l’établissement de la paix entre les peuples (...) ne sauraient être qu’utopiques et impuissantes, si elles n’atteignaient pas les sources économiques du mal ; que seule la création d’un ordre socialiste mettant fin à l’exploitation de l’homme par l’homme, mettra fin au militarisme et assurera la paix définitive."

Au Congrès de Zurich en 1893 des discussions eurent lieu sur les méthodes de lutte contre la guerre ; la délégation hollandaise par la voix de Domela Nieuwenhuis proposa de répondre à une déclaration de guerre par la grève générale et le refus d’obéir à l’ordre de mobilisation générale : directive qui fut souvent reproposée par la suite et à chaque fois repoussée en invoquant des raisons d’impossibilité de mise en pratique.

Le Congrès d’Amsterdam (1904) qui se déroulait au moment de la guerre russo-japonaise connut son point d’orgue lors de l’accolade à la tribune et sous l’enthousiasme des congressistes, du socialiste russe Plekhanov et du socialiste japonais Katayama : ce geste symbolisait la solidarité des prolétaires alors que leur pays était en guerre, donc la primauté de la défense des intérêts internationaux du prolétariat sur la défense des intérêts nationaux de chaque pays.

Mais c’est au Congrès de Stuttgart en 1907 que la question de l’attitude par rapport à la guerre et au militarisme fut discutée à fond. Il y avait plusieurs positions : du côté Français, celle de Hervé (chef de file de la tendance "insurrectionnaliste" et "antipatriotique") qui reprenait en gros les positions de Nieuwenhuis, celle de Jules Guesde (pour qui une lutte spécifique contre la guerre n’était pas nécessaire et risquait de faire diversion à la lutte contre le capitalisme) et la position majoritaire de Vaillant (ancien dirigeant du "Comité Révolutionnaire Central", nom de l’organisation blanquiste avant sa fusion avec le "Parti Ouvrier Français" guesdiste) — Jaurès.

Celle-ci paraissait plus hardie que la position allemande officielle défendue par Bebel, puisqu’elle n’hésitait pas à parler d’utiliser "tous les moyens " contre la guerre, y compris la grève générale et l’insurrection ; mais en réalité comme cette dernière, elle reposait sur la distinction entre "guerre défensive " à laquelle les prolétaires devaient participer pour défendre la patrie menacée, et "guerre offensive " à condamner.

La position internationaliste correcte fut énoncée par Rosa Luxemburg (qui représentait les délégations russe et polonaise) : l’agitation contre la guerre devait servir à hâter le renversement de la classe dominante.

La résolution finale, reprenant les amendements de Rosa Luxemburg, semblait répondre aux vœux de la minorité révolutionnaire : elle ne faisait pas mention du distinguo entre guerres offensives et défensives, n’évoquait pas la défense de la patrie ; elle appelait les prolétaires à "empêcher la guerre par tous les moyens" [sans précision] et si celle-ci éclatait cependant à "utiliser de toutes leurs forces la crise économique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste." [1]

A Copenhague (28/8-3/9 1910) un amendement Vaillant-Keir Hardie (socialiste britannique) fut présenté ; il préconisait entre autres contre la guerre "la grève générale des ouvriers, surtout dans les branches de l’industrie qui fournissent du matériel de guerre." En raison des objections des socialistes allemands, il fut décidé de renvoyer la discussion sur cet amendement au Congrès suivant.

Le Congrès extraordinaire de Bâle (24-25 novembre1912) convoqué en raison de l’aggravation de la situation internationale par les guerres balkaniques, réaffirma les positions affirmées à Stuttgart, en donnant en outre les exemples de la Commune de Paris et de la révolution russe de 1905 pour démontrer que la guerre pouvait déboucher sur la révolution. Son Manifeste, "Guerre à la guerre", appelait les travailleurs à l’action en utilisant tous les moyens pour montrer aux gouvernements la détermination de la classe ouvrière pour la paix.

Lors du meeting de clôture, Vaillant terminait ainsi son discours : "Si par les crimes des gouvernants, des impérialismes capitalistes, la guerre était déchaînée (...), l’Internationale, entraînant le prolétariat dans une action de masse croissante, aurait à saisir toutes les occasions, user de tous les moyens, pour imposer la paix et faire la révolution." [2].

Parallèlement à la tenue du Congrès des manifestations et réunions publiques contre la guerre avaient été organisées le 17 novembre dans les grandes villes d’Europe : à Paris des dizaines de milliers de personnes s’étaient rassemblées au Pré-Saint-Gervais.

La CGT, dirigée par le courant "syndicaliste révolutionnaire", qui lors de son Comité confédéral du 15 octobre 1912 avait réitéré la résolution votée au Congrès de 1908 : "en cas de guerre entre les Puissances, les travailleurs doivent répondre par une déclaration de grève générale révolutionnaire." [3], décidait, lors d’un Congrès extraordinaire contre la guerre se tenant le même jour que la réunion de l’Internationale, d’appeler à une grève générale d’avertissement de 24 heures le 16 décembre (le syndicat revendiquera 600 000 grévistes).

L’année 1913 sera marquée par des campagnes contre la "loi de trois ans", qui portait à cette durée le service militaire (jusque là de 2 ans), et la poursuite de la propagande antimilitariste de la part de la CGT malgré la répression.

La volte-face d’août 1914 sera d’autant plus choquante, désorientant les militants et les travailleurs qui avaient répondu aux mobilisations anti-guerre.

En Allemagne, le 25 juillet, face à l’ultimatum autrichien à la Serbie, le Vorwärts, quotidien central du Parti Social Démocrate allemand, publiait un manifeste spécial où on pouvait lire : "une heure grave vient de sonner, plus grave qu’aucune autre depuis des décennies. Le danger se profile à l’horizon ! La guerre mondiale menace ! Les classes dominantes qui en temps de paix vous musèlent, vous méprisent et vous exploitent veulent vous utiliser comme chair à canon. Vous devez crier partout aux oreilles des dirigeants : Nous ne voulons pas de guerre ! A bas la guerre ! Vive la solidarité internationale !". Le 28 juillet des meetings de masse adoptaient des résolutions contre la politique autrichienne qui disaient notamment : "Les fauteurs de guerre doivent comprendre que si une guerre mondiale éclate avec toutes ses souffrances et ses atrocités, la crise économique et politique causée par elle inévitablement (...) accélérera puissamment l’évolution de l’ordre social capitaliste vers le socialisme (...). Exactement comme les travailleurs français, les travailleurs allemands ont en ce moment le devoir précis de faire pression sur leur gouvernement pour que les peuples de ces pays ne soient pas sacrifiés à une politique russe ou autrichienne de conquête ou de prestige. A bas les menées guerrières !". De grandes manifestations étaient organisées dans de nombreuses villes, entraînant parfois des affrontements avec des contre-manifestants nationalistes ou la police. Pour parer au risque de confiscation de ses avoirs, les trésoriers du parti partaient discrètement mettre à l’abri en Suisse la caisse du parti, tandis que les syndicats transféraient sur des comptes privés l’argent en leur possession pour rendre plus difficile des mesures gouvernementales répressives semblables à celles des lois anti-socialistes à l’époque de Bismarck [4].

En France, le 28 juillet, le Parti Socialiste Unifié publiait un Manifeste se terminant par : "A bas la guerre ! Vive la République Sociale ! Vive le socialisme international !" ; la veille, la CGT, pour répliquer aux manifestations nationalistes quotidiennes, avait appelé à une manifestation anti-guerre à Paris qui rassembla des dizaines de milliers de personnes, tandis que son quotidien, La Bataille Syndicaliste publiait en première page la résolution de 1911 sur la grève générale révolutionnaire à déclencher en cas de guerre [5].

Mais l’ordre de mobilisation générale ne rencontra aucune opposition de la part des organisations ouvrières ; les obsèques publiques de Jaurès (4 août), assassiné par un militant nationaliste le 31 juillet, se transformaient par la volonté des organisateurs et l’habileté du gouvernement, en manifestation pro-guerre ; Jouhaux, le secrétaire syndicaliste révolutionnaire de la CGT, y prononçait un discours salué par le nationaliste Barrés et toute la presse bourgeoise : il y disait solennellement qu’il allait partir combattre, non le peuple allemand, mais l’impérialisme allemand sur les champs de bataille (en réalité il restera tranquillement à Paris — trop utile pour la bourgeoisie en tant que dirigeant de la CGT) ; l’"anti patriote" Hervé, signataire du Manifeste du 28 juillet, publiait en éditorial de La Guerre Sociale : "Défense nationale d’abord ! Ils ont assassiné Jaurès, nous ne laisserons pas assassiner la France !" [6] et La Bataille Syndicaliste appelait à combattre le "militarisme germanique" pour "sauver la tradition démocratique et révolutionnaire de la France." [7]. Le même jour les députés du PS votaient à l’unanimité les crédits militaires et la censure de la presse, etc., signant ainsi leur ralliement total à la guerre.

De l’autre côté de la frontière, rompant avec leur politique traditionnelle de voter contre toutes les dépenses militaires, les députés socialistes votaient eux aussi à l’unanimité les crédits de guerre. Lors de la discussion préliminaire dans la fraction parlementaire social-démocrate, 15 députés sur 110 s’étaient déclarés opposés au vote des crédits militaires, mais ils acceptèrent quand même de les voter pour respecter la discipline du parti. Il faut souligner que l’acte parlementaire du refus du vote des crédits militaires était l’action d’opposition à la guerre la plus résolue qui était discutée parmi les dirigeants sociaux-démocrates ! En fait, avant même ce vote la direction du parti avait communiqué confidentiellement au gouvernement le 29 juillet que : "dans le but même de servir la paix, aucune réaction, de quelque nature qu’elle soit (grève générale ou partielle, sabotage, etc.) n’était projetée ni ne devait avoir lieu)" [8]. La nouvelle de ce vote fut reçue avec incrédulité par les militants ouvriers à l’étranger [9].

La plupart des partis socialistes, à la notable exception des socialistes serbes, russes et italiens, adhérèrent eux aussi à "l’union sacrée" avec la bourgeoisie au nom de la "défense de la patrie."

En France, le vieux socialiste Guesde qui avait mené au début du siècle une lutte intransigeante contre la participation de socialistes à tout gouvernement bourgeois, sera un peu plus tard nommé ministre ainsi que deux autres membres du PS (Sembat, Thomas) ; le "père Vaillant" se répandra dans l’Humanité en déclarations chauvines anti allemandes.

Keir-Hardie, son co-signataire de l’amendement de Copenhague, ne tombera jamais dans le même chauvinisme outrancier ; mais lui qui avait proclamé lors d’un meeting qu’il préférerait voir son fils fusillé plutôt que participer à une guerre, écrivit dans son journal local qu’on ne pouvait plus parler de paix tant que les armées allemandes ne seraient pas chassées des territoires qu’elles occupaient [10].

Plekhanov se rallia à la guerre en prétendant qu’une victoire allemande serait un obstacle au développement de la Russie ; en outre, l’Allemagne étant selon lui le plus grand soutien du tsarisme (comme si la France républicaine n’était pas l’alliée du tsarisme !), sa victoire serait aussi la victoire du Tsar... Un peu plus tard, ce seront des personnalités de l’anarchisme, au premier rang desquels le russe Kropotkine, reprenant les mêmes arguments que Plekhanov, qui soutinrent publiquement la guerre dans un Manifeste retentissant [11]...

Cette capitulation de l’Internationale et des organisations ouvrières devant le déchaînement de la pression nationaliste, appuyée et relayée par la presse et toutes les institutions de l’ordre établi, de l’Eglise à l’Ecole, sans parler de la menace de conseils de guerre et d’arrestations en cas d’opposition à la mobilisation générale, fut un coup terrible pour les militants ouvriers. Il laissa les prolétaires désemparés [12], désorganisés et donc sans défense face à la puissance de l’appareil d’Etat et de ses corps répressifs qui les dirigeaient vers la boucherie des champs de bataille. Les organisations et partis qui avaient non seulement multiplié les déclarations enflammées, mais même organisé de nombreuses et amples manifestations contre la guerre, se ralliaient au moment décisif à la bourgeoisie et à la guerre !

Mais ce qui fit faillite en août 14, ce ne fut pas l’internationalisme, le principe de la solidarité internationale des prolétaires contre le capitalisme, mais l’opposition non révolutionnaire, pacifiste, contre la guerre ; la politique des partis et organisations de la deuxième Internationale était une politique de "pression" sur les gouvernements (comme l’avouaient crûment les résolutions allemandes du 27 juillet 1914), non une lutte révolutionnaire contre eux.

Ce qui fit faillite, ce fut donc le réformisme qui croyait ou faisait croire à la possibilité de passer graduellement, démocratiquement et pacifiquement du capitalisme au socialisme, qui croyait ou faisait croire à la possibilité de concilier défense des intérêts prolétariens et défense de la patrie, et qui voyait dans le "catastrophisme" marxiste, dans sa critique de la démocratie et son antipatriotisme des vieilleries "quarante-huitardes" [13].

Peu nombreux et isolés furent au début les militants qui avaient la force de résister à contre-courant. Cette force, elle ne tenait pas à des qualités individuelles particulières, mais à un bagage de luttes et à une orientation politique révolutionnaire fondée sur la fidélité envers et contre tout aux principes de l’internationalisme et de la solidarité entre prolétaires de tous les pays.

Comme l’écrivait en 1936 Bilan, le "Bulletin théorique mensuel de la Fraction italienne de la Gauche Communiste ", en commentaire de l’ouvrage de Rosmer sur le mouvement ouvrier pendant la guerre, lorsque la "décomposition" de celui-ci est en acte "aucune résolution, aucune proclamation de Congrès ne peut sauver le prolétariat de la guerre. Les proclamations antérieures perdent toute valeur et les menaces envers les bourgeois si la guerre éclatait “quand même”, les ordres impératifs de déclencher des grèves, de refuser à prendre les armes, révèlent leur nature réelle : ils n’ont servi qu’à masquer l’œuvre de corrosion sur le prolétariat, ils ont été le soporifique destiné à en faire la proie du capitalisme".

L’Internationale s’était payée de mots avec ses résolutions, ses proclamations, son slogan : "guerre à la guerre !" ; mais surtout elle avait trompé le prolétariat sur ce qu’elle pouvait et voulait réellement faire. Au contraire :

La force de Lénine en 1914 réside dans la longue formation révolutionnaire d’un noyau marxiste ayant élaboré des positions communistes et ne laissant pas au hasard le soin de décider de son orientation (...). L’essentiel pour nous est que le groupe bolchevik a pu se maintenir sur des positions intransigeantes de classe parce qu’il a suivi le chemin de la préparation minutieuse et souvent microscopique afin de pouvoir affronter les événements. [14].

Cette "décomposition du mouvement ouvrier", c’était la victoire en son sein des tendances réformistes, prônant et pratiquant la collaboration entre les classes au lieu de la lutte de classe.

Dans tous les pays, mais avec une importance et une force variables existaient des courants plus ou moins organisés qui combattaient de façon plus ou moins conséquente dans les partis socialistes ces tendances réformistes, dites aussi "opportunistes". Si le "groupe bolchevik" put jouer le rôle décisif dans la constitution de la gauche de Zimmerwald, c’est grâce à la force politique résultant de la lutte obstinée sur tous les plans contre toutes les déviations dans une situation de luttes sociales intenses. C’est cette force qui lui permit d’orienter le mouvement vers la reconstitution d’une nouvelle Internationale — un Internationale révolutionnaire débarrassée de toute concession au nationalisme, au réformisme, au pacifisme, bref à toutes les influences bourgeoises.

La réunion internationale de Zimmerwald et les réunions qui l’ont précédée, en tant que premières manifestations internationales contre la guerre, convoquées et tenues en passant outre à l’opposition de tous les partis adhérant à l’union sacrée et à la collaboration ente les classes, marquèrent une étape cruciale vers la reconstitution de liens internationaux. En dépit du mur de silence érigé par la censure officielle de l’Etat et celle des sociaux chauvins, les informations sur Zimmerwald finirent par circuler, grâce à la diffusion clandestine de tracts, brochures, aux interventions dans les syndicats et partis. Elles stimulèrent l’opposition à la guerre et provoquèrent la crainte des gouvernants. En France un de ses résultats fut la formation du "Comité pour la Reprise des Relations Internationales" (le CRRI) : sous ce nom anodin se regroupèrent syndicalistes, socialistes, anarchistes désireux de mener une action contre la poursuite de la guerre.

La gauche de Zimmerwald

Mais le mouvement de Zimmerwald était dès l’origine traversé de profondes contradictions, l’opposition au massacre guerrier ne suffisant pas à occulter les profondes divergences politiques : il y avait des pacifistes d’un côté, des révolutionnaires de l’autre et un marais hésitant entre les deux.

Lors des premières réunions (réunion des femmes, des jeunes et de Zimmerwald proprement dit), la gauche ne représentait qu’une petite minorité, regroupant les bolcheviks et quelques alliés : "opposition" polonaise, socialistes des pays nordiques et un seul délégué allemand, Julius Borchardt (publiant la revue Lichtstrahlen - Rayons de lumière.) : soit 7 à 8 délégués à Zimmerwald sur un total de38. La majorité de la délégation allemande à Zimmerwald appartenait à l’aile droite : elle se refusait à ne pas voter pour les crédits de guerre et a fortiori à entreprendre une agitation révolutionnaire contre la guerre. La minorité (groupe Internationale de Rosa Luxemburg) occupait une position intermédiaire comme les Suisses, Trotsky, etc. C’était aussi le cas de la délégation française : Lénine s’employa sans succès toute une après-midi à tenter de convaincre Merrheim (dirigeant du syndicat GCT de la métallurgie) de la nécessité de le rupture avec le Parti Socialiste. La motion de la gauche et son projet de manifeste furent rejetés à une grande majorité ; ils appelaient à la lutte révolutionnaire et au renversement des gouvernements bourgeois. Mais la gauche accepta de signer le projet de manifeste rédigé essentiellement par Trotsky qui fut adopté à l’unanimité, parce qu’elle considérait qu’il représentait malgré tout un important pas en avant. Elle expliqua cependant dans une déclaration que ce Manifeste ne la satisfaisait "pas complètement parce qu’il ne contenait pas de caractéristique de l’opportunisme (...) qui non seulement porte la responsabilité principale de la débâcle de l’Internationale, mais qui veut éterniser cette débâcle" et parce qu’"il ne contient aucune caractéristique claire des moyens de combattre la guerre" [15].

Après la réunion de Zimmerwald les bolcheviks s’efforcèrent d’organiser le courant de gauche. Pour diriger son activité un bureau composé de Lénine, Radek et Zinoviev fut élu. Il décida la publication d’un organe en allemand, Internationales Flagbat (Feuille Internationale), dont le premier n° sortit en novembre 1915. Il contenait en particulier les projets de résolution et de manifeste présentés par la gauche à Zimmerwald ; son éditorial expliquait ainsi son orientation révolutionnaire :

(...) La question en jeu, qui découle du manifeste de Zimmerwald et dans les limites internationales crées à Zimmerwald sur la base des partis affiliés au Comité de Berne, c’est de soutenir de toutes nos forces toute action révolutionnaire de masse et de s’atteler au travail de clarification idéologique et d’organisation clandestine. Dans ce but il est nécessaire de faire en sorte que les plus larges couches d’ouvriers conscients comprennent clairement les buts et les moyens de notre lutte pendant et après la guerre. Nous publions la résolution et le projet de manifeste de la Gauche de Zimmerwald. Nous invitons les ouvriers à les prendre pour base de discussion, à demander à ceux qui pensent différemment tout en étant opposés au social-patriotisme, d’exposer clairement leur point de vue. Déterminer la méthode de la lutte prolétarienne ne doit pas être une tâche réservée à de petits cénacles de dirigeants. L’émancipation de la classe ouvrière ne pourra être accomplie que par elle-même ! Et bien alors discutons pour voir comment cela peut être réalisé.

Nous ne voulons pas vous faire croire que nous sommes d’ores et déjà une grande force unie. Nous représentons la section du prolétariat international qui s’éveille peu à peu. Mais malgré tous les obstacles de la censure, tous les jours des voix nous arrivent des pays en guerre qui nous donnent la conviction que le nombre d’internationalistes qui pensent et agissent comme nous est plus grand que nous l’avions cru. Ce nombre va s’accroitre de jour en jour pour devenir une grande armée de combattants. Car les points de vue que nous défendons et les moyens de lutte que nous recommandons au prolétariat ne sont pas des recettes magiques que nous avons inventées ; ce sont des points de vue qui doivent être reconnus par les prolétaires en conséquence des effets de la guerre, des difficultés croissantes, de l’aggravation des antagonismes sociaux, de la réaction croissante. En dépit des cris des sociaux-patriotes selon lesquels il ne peut y avoir des mouvement révolutionnaire international pendant la guerre, nous voyons des grèves politiques en Russie, des manifestations contre la hausse du coût de la vie en Allemagne, des grèves en Grande-Bretagne et en Italie ; ce n’est, c’est vrai, qu’un début, mais un tel début pourra avec l’aide des éléments révolutionnaires se développer en une lutte de masse du prolétariat contre la guerre et le capitalisme. (...) Dénoncés aujourd’hui comme des illusions révolutionnaires, demain dans le mouvement révolutionnaire grandissant nos slogans deviendront la possession du prolétariat conscient, son drapeau brandi à la tête de la lutte. [16]

Grâce au ralliement peu après à la gauche des "Tribunistes" de Gorter et Pannekoek (Parti Social Démocrate de Hollande) et du groupe "centriste" de Henriette Roland-Holst (Ligue Socialiste Révolutionnaire) qui en apportaient le financement, une véritable revue, Vorbote (Le précurseur), put paraître en allemand à partir de janvier 1916. Elle n’eut que deux numéros.

La gauche de Zimmerwald n’était pas politiquement homogène. Les bolchéviks y menèrent une lutte contre les influences pacifistes, qui prenaient la forme du mot d’ordre de "désarmement" avancé par les socialistes nordiques et repris par les Jeunesses ; ce mot d’ordre était de nature réformiste parce qu’il supposait la possibilité d’un capitalisme pacifique. Il s’opposait au mot d’ordre révolutionnaire de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, une orientation que Liebknecht avait popularisée à sa façon avec la formule : notre ennemi est dans notre propre pays !

Une autre divergence politique importante traversait non seulement les rangs de la gauche, mais aussi ceux des bolcheviks : la question du droit à l’autodétermination des pays opprimés. Les socialistes polonais et hollandais et des bolcheviks comme Boukharine et ses amis (s’exprimant dans la revue Komunist) y étaient opposés. Une chaude polémique les opposa à Lénine. Pour ce dernier des guerres et luttes nationales (opposant des pays colonisés aux métropoles, par exemple l’Inde à la Grande-Bretagne ou le Maroc à la France) étaient non seulement possibles à l’époque impérialiste, mais progressives ; les prolétaires devaient soutenir les éléments les plus révolutionnaires de ces luttes contre la domination infligée par "leur" propre bourgeoisie.

La conférence de Kienthal, les 24-30 avril 1916, vit un progrès de la gauche, non seulement par le nombre plus élevé de délégués qu’elle rassembla (12 sur 48), mais aussi parce que les textes et résolutions adoptées marquaient un tournant indéniable vers la gauche. Zinoviev écrivit dans un article sur la conférence paru sur le n° 2 de Vorbote, que "la résolution est un pas en avant. Celui qui compare cette résolution avec le projet de la gauche zimmerwaldienne, en septembre 1915, et avec les écrits des gauches allemande, hollandaise, polonaise et russe, devra reconnaître que nos idées ont été maintenant généralement admises par la conférence. (...) Pas d’illusions ! Nous savons fort bien que parmi les partisans de Zimmerwald il y aura peut-être des rechutes. Dans l’association de Zimmerwald il y aura aussi des indécis, de la confusion, des éléments réformistes. Et pourtant le fait est là : la seconde conférence de Zimmerwald sera politiquement et historiquement un nouveau pas en avant dans la voie de la IIIe Internationale". [17]

Cependant la majorité hésitait toujours à rompre ouvertement avec les partis socialistes officiels et avait les plus grandes difficultés à s’opposer même au parlement à l’union sacrée pour la "défense de la patrie". Le groupe allemand Internationale qui à Zimmerwald avait eu une position centriste, se rapprocha de la gauche dans son opposition à la participation à une réunion du Bureau Socialiste International (BSI), tout en maintenant sur d’autres leurs hésitations (Lénine considérait même que les thèses adoptées par ce groupe signifiaient qu’il recherchait un accord avec Kautsky) [18].

Les événements cependant poussaient à la polarisation des positions. Le mécontentement croissait dans les pays en guerre à mesure que se dégradaient les conditions des masses et que la tuerie continuait sur les champs de bataille. Reflétant ce mécontentement et dans le but de le stériliser, une opposition modérée apparaissait dans les partis socialistes. A la fin de l’année 1916 diverses initiatives diplomatiques en faveur de négociations de paix se firent jour. Le Comité Socialiste International (CSI), mis sur pied pour coordonner le mouvement de Zimmerwald, y répondit par un "Appel à la classe ouvrière" [19] où il était dit que "pour forcer les gouvernements à la paix il n’existe qu’une seule puissance : la force réveillée du prolétariat international, sa ferme volonté de tourner ses armes, non contre ses frères, mais contre l’ennemi intérieur dans chaque pays."

A l’inverse, estimant que des négociations de paix étaient probables à une échéance rapprochée, les membres hollandais et belges du BSI qui depuis le début de guerre s’était refusé à entreprendre la moindre activité internationale, avaient proposé depuis plusieurs mois la convocation d’une réunion plénière du BSI : il s’agissait de couper l’herbe sous le pied au "mouvement de Zimmerwald" et de tenter de redonner un semblant de légitimité aux partis et à l’Internationale qui avaient conduit les prolétaires à la boucherie. Mais le Parti Socialiste Unifié français comme le Labour Party britannique refusèrent — fidèle reflet de la volonté de la classe dirigeante dans ces deux pays de rejeter les ouvertures allemandes et les propositions américaines de négociations de paix.

Cependant l’éclatement de la révolution en Russie et la chute du tsarisme en mars 1917 changèrent la donne. Le Comité Exécutif du Soviet de Petrograd lança le 24 mars un appel aux peuples d’Europe pour entreprendre "une action concertée et décisive pour la paix (...) pour prendre entre leurs mains la décision de la guerre ou de la paix (...) pour refuser de servir d’instrument de conquête et de violence aux mains des rois, des grands propriétaires et des banquiers" [20]. Mais en attendant, le Soviet, où les Mencheviks avaient la majorité, ne repoussaient pas la continuation de la guerre "pour défendre notre liberté". Son Comité Exécutif décida en mai 17 d’appeler officiellement à une conférence internationale à Stockholm, et des délégués furent envoyés auprès des partis socialistes européens pour les convaincre. Nombre de partis adhérents au mouvement de Zimmerwald, comme le parti italien, le parti socialiste indépendant allemand, etc. étaient partisans de la participation à cette conférence qui aurait réuni socialistes partisans de la guerre et opposants à celle-ci et qui aurait été de fait une tentative pour ressusciter la vieille Internationale. Mais les gouvernements français et anglais refusèrent d’autoriser les socialistes gouvernementaux à y participer et elle n’eut pas lieu. Le CSI appela alors à la tenue d’une troisième conférence de Zimmerwald, également à Stockholm, qui se déroula le 5 septembre 1917.

Mais la présence au sein du mouvement de partis aussi différents que les Mencheviks participant au gouvernement provisoire russe qui continuait la guerre, et les Bolcheviks luttant contre ce gouvernement, rendaient la continuation du mouvement objectivement impossible. L’accélération des événements, la maturation de la situation révolutionnaire en Russie, en Allemagne et ailleurs avaient comme conséquence que l’affrontement de classe traversait le mouvement. La révolution d’octobre en Russie, la révolution en Allemagne et les luttes ouvrières ailleurs posaient avec force la nécessité de dépasser les équivoques de Zimmerwald et d’aller vers la création d’une nouvelle Internationale, vraiment révolutionnaire [21].

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Les documents que nous présentons sur le mouvement de Zimmerwald, sont pour certains pas toujours faciles à trouver, et pour d’autres sont même inédits en français. Nous avons accordé la place nécessaire à des réunions qui ont précédé celle de Zimmerwald et qui sont en général ignorées ou mises à la portion congrue, y compris dans les meilleures études. Ces réunions (comme celle des femmes, celle des jeunes) ont cependant joué un rôle non négligeable, même si elles n’ont pas eu la portée et le retentissement de la réunion de Zimmerwald. Nous avons traduit des documents qui à notre avis donnent une image plus réelle du mouvement. A l’inverse de la vision hagiographique de Zimmerwald que l’on rencontre aujourd’hui, nous avons voulu illustrer les efforts, les succès, les difficultés et les affrontements qui ont marqué la voie de la reconstitution de l’union internationale des prolétaires. En dépit de tout ce qui s’était passé, il n’a pas été facile, y compris pour d’authentiques révolutionnaires, de comprendre la nécessité de rompre avec des organisations qui pendant de nombreuses années avaient incarné, bien ou mal, le mouvement ouvrier. Et cette rupture douloureuse fut d’ailleurs souvent incomplète.

Zimmerwald et le mouvement qui porte ce nom ont représenté effectivement un important pas en avant après l’effondrement du mouvement ouvrier tel qu’il existait dans la plupart des pays ; mais ce n’était qu’un premier pas. Pour reconstituer une authentique Internationale prolétarienne, luttant pour la révolution communiste internationale comme l’avaient voulu les précurseurs, il était indispensable des surmonter ses ambiguïtés et de définir des orientations et un programme clairement anticapitalistes.

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Les documents reproduits ont été trouvés principalement dans le recueil de Jules Humbert-Droz, L’origine de l’Internationale Communiste. De Zimmerwald à Moscou, Ed. de La Baconnière, Neuchatel 1968, ainsi que dans l’ouvrage classique de Olga Hess Gankin et H. H. Fisher, The Bolsheviks and the World War. The Origins of the Third International, Stanford University Press, 3e edition 1976.

Nous avons aussi utilisé l’ouvrage de Rosmer, le meilleur qui existe sur cette période en France Le mouvement ouvrier pendant la guerre, en deux tomes : tome 1 : "De l’union sacrée à Zimmerwald " ; tome 2 (publié après la deuxième guerre mondiale) : "De Zimmerwald à la révolution russe. Ce livre a été republié récemment aux Editions "Les Bons Caractères".

Lors de la publication du premier tome, un article paru sur le n° 34 de Bilan, (août-septembre 1936). Dans la conclusion de son livre, Rosmer critique la lutte de Lénine contre le mot d’ordre de paix dans lequel il dénonçait un compromis avec le réformisme, et sa proposition de remplacer ce mot d’ordre par ceux de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile" et de "défaitisme révolutionnaire".

L’article de Bilan défend les positions bolcheviques, et leur lutte contre la majorité "centriste" du mouvement de Zimmerwald. Et selon l’article l’enseignement, à une époque où se profilait à nouveau la menace d’une guerre mondiale résidait "uniquement dans la nécessité de forger des groupes marxistes dans tous les pays pouvant s’épauler les uns les autres et tentant avec la dernière des énergies d’aboutir à une confrontation des expériences passées afin de définir des positions politiques qui sont les seuls points de repère quand éclate la grande tourmente et que les militants risquent d’être emportés comme des fétus de paille."

L’enseignement, aujourd’hui, est que ce ne sont pas les mobilisations pacifistes et les manifestations pacifiques, même si elles sont massives, qui peuvent empêcher la guerre ou l’arrêter, mais seulement la lutte révolutionnaire dans tous les pays pour renverser le capitalisme.