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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Roosevelt au gouvernail
{Bilan} n°3 - Janvier 1934
Article mis en ligne le 17 décembre 2016
dernière modification le 20 novembre 2016

par ArchivesAutonomies

La grande manoeuvre que le capitalisme américain développe depuis près de neuf mois, et que l’on a intitulée, improprement, "Expérience de Roosevelt" parce-que l’élection de celui-ci s’est faite surtout sous le signe de la lutte générale pour le redressement économique, a donné lieu à trois interprétations essentielles :
La première, celle du capitalisme : les États-Unis, écrasés sous le poids des antagonismes croissants, doivent opérer une concentration de toutes leurs forces pour trouver une solution à la crise, pour le salut du monde capitaliste.
La seconde, émanant de la social-démocratie internationale : Roosevelt fait de "l’économie dirigée", du Socialisme d’État, mûrissant les conditions qui doivent permettre aux "socialistes" de conquérir "pacifiquement" et progressivement les rouages essentiels de l’État.
La troisième, que nous partageons : l’approfondissement des contradictions particulièrement significatives aux États-Unis, l’intensité de la crise économique qui y sévit conjuguée avec le chômage et la misère de millions d’hommes, amoncellent les menaces de conflits sociaux redoutables que le capitalisme américain doit dissiper ou étouffer par tous les moyens en son pouvoir.
Avant d’analyser la réponse des faits et de tirer les conclusions, il convient d’examiner rapidement les principales manifestations de la crise aux États-Unis.

1. Production industrielle

La quantité de houille extraite est tombée, à fin 1932, de 41 % par rapport à 1929. La production de la fonte enregistre une baisse de 80 % pour la même période et l’acier, 75 %. Le niveau de la production de ces trois matières essentielles est ramené à celui de 1900.
En 1929, il y avait en activité 157 hauts-fourneaux ; il en reste encore à feu, à fin 1932, 42. L’industrie sidérurgique travaille encore à 14 % de sa capacité, au début de 1933.
Les indices de la production industrielle totale indiquent, par rapport à la production de 1929, une régression atteignant, en mars 1933, pour la production totale, 49 % ; pour les automobiles, 80 % ; pour le textile, 32 %. En 1928, la part des États-Unis dans la production industrielle mondiale était de 44,8% ; en 1932, elle est ramenée à 34,5%. Au contraire, l’Angleterre voit sa part dans la production mondiale passer de 9,3 en 1928 à 11,2 en 1932. La part de l’URSS passe de 4,7 à 14,9 pour la même période.
L’utilisation très incomplète de la capacité de l’appareil de production provoque l’arrêt presque total des investissements de capitaux : l’émission d’actions, qui se chiffrait à 5924 millions de dollars en 1929, n’est plus que de 20 millions de dollars en 1932.

2. Production agraire

La crise agraire constitue un facteur important du désordre économique aux États-Unis. Elle se rattache à des causes qui sont surtout d’ordre mondial :
a) la surproduction : après la guerre, les E.-U., le Canada et l’Australie augmentèrent leurs emblavements, conséquence des besoins accrus de l’Europe dévastée et de la carence des producteurs russes et roumains ; le Canada a, en 1929, augmenté ses cultures de blé de 150 % par rapport à la période 1909-1913 ; l’Australie, de 85 %, et les États-Unis, de 30 % ;
b) l’amélioration des méthodes de culture : par l’extension de la motoculture, conséquence du développement capitaliste agricole ;
c) les ciseaux de prix, prennent aux États-Unis une importance particulière du fait que la chute des prix des produits agricoles est plus accentuée que celle des produits industriels, ce qui aggrave la situation du petit fermier ; en août 1932, le fermier reçoit pour ses produits 9 % de moins qu’en 1914 ; par contre, il paye les produits industriels 43 % de plus ;
d) les frais élevés de vente, de manutention, et de distribution des produits agricoles imposés par les intermédiaires, le coût plus élevé des frais de transport et des baux de fermage, et les charges hypothécaires qui écrasent le petit paysan. 25 % des fermes sont hypothéquées de plus de la moitié de leur valeur : 800 000 fermiers ont été saisis en 1932.
Cependant l’Europe rétablit sa production de blé au niveau de 1913 et même la dépasse au moyen de l’intensification des cultures, de l’augmentation des terres emblavées et cela grâce à la politique protectionniste et des contingentements.
Aux États-Unis, le Gouvernement finance les stocks, favorisant le maintien de prix artificiels et encourageant la production. Les stocks mondiaux augmentent au 31 juillet 1932 de 163 % sur juillet 1926 ; par contre, la consommation intérieure décroît fortement par suite de l’intensification du chômage et de l’effondrement du pouvoir d’achat des masses. C’est la chute des prix : sur le marché mondial les prix tombent au-dessous du prix de revient ; en août 1931, le boisseau de blé se vend à Chicago à 48 cents, prix le plus bas enregistré depuis 25 ans ; si on déduit tous les frais, il reste au paysan américain 20 cents par boisseau pour le blé d’hiver, lui permettant d’acheter tout juste 2 paquets de cigarettes. Le blé "Norhern n°1" lui rapporte 16 cents et demi et le "n°3", 8 cents ; en juillet 1932, le prix du blé de la meilleure qualité est de 59 cents.

3. Le commerce extérieur

L’année 1932 marque une formidable régression sur 1929, atteignant, pour les importations, 70 % (26 % sur 1913). Les exportations baissent de 70 % (35 % sur 1913). En tenant compte de la baisse des prix, la régression du commerce total est de 52 % sur 1929, et tombe en réalité au niveau de 1905-1910. La balance favorable se réduit de plus en plus : le pourcentage de la valeur des exportations, par rapport aux importations, tombe de 125,5 en 1930 à 72,3 en avril 1933, en 1913 il était de 138,5. La part des États-Unis, dans le commerce mondial, qui était de 15,4 en 1928 n’est plus que de 12,4 en 1932. Par contre, la part de l’Angleterre passe de 14,8 à 15,4, reconquérant ainsi la première place grâce à l’abandon de l’étalon-or en 1931 et à l’accord d’Ottawa. La part des exportations des États-Unis, dans le commerce mondial, en 1928 était de 17,7 %, elle est de 14,7 % en 1932. L’Angleterre, de 12,4 % ne recule qu’à 11,8 %. Pour l’Amérique, les conditions de lutte pour les débouchés s’aggravent ; elle s’efforce d’améliorer sa position sur les marchés sud-américains : Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Bolivie, Mexique, Cuba et d’y supplanter l’Angleterre, par sa puissance financière. Les placements des USA en Amérique du Sud équivalent à peu près à ses placements en Europe et se dirigent surtout vers l’Argentine où ils s’effectuent principalement dans les entreprises privées et les services publics.
Afin de parer à l’approfondissement de son déficit commercial, le capital américain accentue sa politique protectionniste. Les tarifs sont relevés dans des proportions telles qu’en dépit de la baisse sensible des recettes douanières, le coefficient de protection passe de 13,8 en 1929 à 20,4 en 1932.
L’effondrement de toute l’activité économique se traduit par une misère croissante de la classe ouvrière. L’organisation de l’assurance-chômage est inexistante ; les chômeurs dépendent de la charité privée (Armée du Salut) et leur nombre peut être estimé à fin 1932 approximativement à 15 millions. New-York seul en compte 1 600 000. Le pourcentage des ouvriers occupés, si l’on prend 100 comme base pour 1923-1925, est, en décembre 1929 pour toutes les industries, de 101,1 et en mars 1933, de 56,7. Dans l’industrie automobile, ces pourcentages sont respectivement de 114,3 et de 43,9. Le revenu annuel des fermiers, de 12 milliards de dollars en 1929, descend à 5 milliards en 1932 : leurs dettes s’élèvent à 15 milliards de dollars. En 1932, on a relevé plus de 3000 faillites par mois. Le passif global des entreprises ayant fait faillite en 1931 s’élève à près de 2 milliards et demi de dollars, soit à l’époque, 64 milliards de francs français.
La fortune nationale qui atteignait, fin 1929, 362 milliards de dollars, soit 3 000 dollars par habitant, n’est plus que de 247 milliards à fin 1932 ou 2 000 dollars par habitant.
La situation des finances publiques reflète évidemment la déconfiture générale. La dette publique intérieure atteint plus de 21 milliards de dollars à fin 1932, ce qui représente environ 10 % de la fortune nationale.
Les créances de guerre sur l’Europe constituent un facteur important du budget américain. A fin décembre 1932, la dette totale encore recouvrable sur l’Europe se monte à plus de 20 milliards de dollars, soit au pair : 522 milliards de francs français. La quote-part de l’Angleterre est de 48 % ; de la France, 31 % ; de l’Italie, 12% et de la Belgique, 3,5 %. Le moratoire Hoover (été 1931) ayant suspendu les paiements de l’Allemagne et la question des réparations ayant été liquidée en été 1932 (Lausanne), les débiteurs européens ne peuvent plus acquitter leurs dettes envers l’Amérique en se rattrapant sur l’Allemagne. D’autre part, la baisse mondiale des prix a alourdi le poids relatif des dettes qui, de plus en plus difficilement, peuvent s’acquitter en marchandises. La carence de l’Europe, facilitée par le protectionnisme effréné des États-Unis (droits Hoover), se greffe sur la crise de la production et des échanges et place les États-Unis devant de redoutables difficultés.

LES PALLIATIFS DE HOOVER

Dans sa tentative d’opérer un redressement du capitalisme, Hoover adopte un programme composé de trois facteurs essentiels : la protection du marché intérieur par l’établissement d’un tarif de droits ; le maintien de l’étalon-or ; l’extension des crédits.
A la suite du krach bancaire de 1929, signal de la crise générale, un courant pousse toutes les valeurs (titres, créances, dépôts, marchandises) vers l’effondrement, leur amputation partielle ou même leur destruction totale. Hoover essaye d’endiguer le désastre menaçant. Il développe la politique d’ "argent facile" des crédits largement accordés.
Ici, indiquons succinctement le fonctionnement de l’appareil bancaire américain dont l’armature est déterminée par le Système des Réserves Fédérales se composant :
1) Des Banques Fédérales (d’émission) qui n’ont pas de rapport direct avec le public.
2) Des Banques Nationales et des Banques d’État, dites commerciales, affiliées au Système Fédéral et qui, seules, traitent directement avec le public. Elles doivent couvrir les dépôts de leur clientèle en confiant un certain pourcentage de ces dépôts (Réserves) aux Banques Fédérales. Plus ces réserves sont élevées, plus importants sont les crédits dont les Banques Commerciales disposent en faveur de leurs clients.
Hoover, par voie législative, accroît leurs facilités légales de réescompte auprès des Banques Fédérales en autorisant celles-ci à accepter certaines valeurs comme les obligations d’Etats, jusque-là exclues. Remarquons cependant que ces facilités nouvelles ne donnent pas la possibilité aux Banques Fédérales d’imposer aux Banques affiliées un accroissement des crédits privés. Ce facteur est à l’origine du conflit entre l’appareil bancaire et le Gouvernement ; conflit latent sous l’administration Hoover, ouvert et s’amplifiant avec Roosevelt.
Hoover étend le mouvement d’élargissement des crédits en créant la Reconstruction Finance Corporation, qui accorde son appui aux Banques, aux Entreprises Industrielles et Commerciales, aux Fermiers ; ces derniers obtiennent, par le financement de leurs stocks de blé et de coton, le maintien artificiel des prix.
La politique "généreuse" des crédits ne réussit pas à ranimer la production ! Les actifs bancaires restent "gelés" et continuent à se déprécier. La réaction des déposants, menaçant d’écroulement toute l’armature financière, aboutit au krach bancaire de février 1933.

LA POLITIQUE DE ROOSEVELT

L’intention primitive de Roosevelt vise un assainissement des banques par une large amputation des dépôts. Mais c’est aller au-devant d’une faillite de tout le système bancaire ; ainsi, le programme "déflationniste" ne se traduit-il que par des mesures de compression budgétaires : réduction du "bonus" des vétérans et des traitements des salariés d’État.
C’est alors que Roosevelt sort son programme dont les objectifs essentiels sont :
1) L’appui aux banques pour libérer leurs avoirs immobilisés ;
2) La hausse des prix au niveau de 1926 ;
3) L’allègement de l’économie du poids considérable des dettes, qui doit résulter de la hausse des prix, conséquence de la baisse de la monnaie ;
4) Une intervention accrue de l’État dans le domaine économique : la "codification" de l’industrie et l’ "aide" à l’agriculture ;
5) L’augmentation des capacités de concurrence sur le marché extérieur (lutte contre l’Angleterre et le Japon).

Les deux principaux moyens utilisés pour la réalisation de ce programme sont : l’abandon du dollar gagé sur l’or et la N.R.A.

Toute la stratégie de Roosevelt s’appuie principalement sur la manoeuvre monétaire qui a pour fonction "d’amorcer" la reprise. L’abandon de l’étalon-or ne se justifie nullement par des nécessités techniques (le pourcentage de la couverture or est de près de 50 % en mars 1933) mais correspond à une volonté de dépréciation consciente et systématique du dollar. Cela se traduit par le vote d’une loi donnant à Roosevelt la faculté d’émettre des billets jusqu’à concurrence de 3 milliards de dollars et de réduire la valeur du dollar de moitié.
Hausser les prix, accroître le pouvoir d’achat par la multiplication des "signes monétaires", tels sont les buts. La "création" de ces signes devient ainsi synonyme de production de valeurs nouvelles, d’accroissement des richesses !!! On exhume la vieille théorie "quantitative" de la monnaie qui veut que ce soit le volume de la monnaie en circulation qui détermine la valeur des marchandises alors qu’au contraire nous pensions jusqu’ici que la valeur des marchandises était représentée par la valeur du travail qu’elles contiennent.
Voilà donc une excellente occasion de réexaminer le caractère et la fonction de la monnaie : sur son caractère, Marx nous a déjà indiqué que "l’or ne joue le rôle de monnaie vis-à-vis des autres marchandises que parce-que, auparavant, il s’y opposait déjà comme marchandise" et aussi que "parce-que, dans certaines fonctions déterminées, l’or peut être remplacé par de simples signes de lui-même, on se figure qu’il n’était lui-même qu’un simple signe" ("Capital", vol. I).
L’or, comme monnaie, a deux fonctions : a) il est mesure des valeurs parce-que, avant tout, il est une marchandise représentant du temps de travail matérialisé ; sa valeur est donc variable comme celle de toute autre marchandise. (Par exemple : 1,5 g or = 10 heures de travail = un boisseau de blé).
b) Il est aussi étalon des prix, parce-que, comme unité de mesure et de compte (conventionnelle), il représente un poids déterminé de métal invariable, subdivisé en parties aliquotes ! Dans cette fonction, l’or rend toujours le même service quelle que soit la variation de sa valeur : une dixième partie de l’unité ne modifie pas son rapport à l’unité (1,5 g or = 1 dollar = 100 cents).
Le prix d’une marchandise exprime, par conséquent, deux choses : a) sa grandeur de valeur correspondant à une quantité de travail social qui s’exprime en son équivalence en or monnaie (première fonction) ; b) le multiple ou la fraction de l’unité de mesure contre quoi elle est échangeable (deuxième fonction), soit l’équation : une table = (20 heures de travail) = 3 grammes d’or = (20 heures de travail) = 2 dollars.
Une hausse réelle des prix ne peut donc se produire : 1° que par une baisse de la valeur de l’or, la valeur des autres marchandises restant constante ; 2° que par une hausse de la valeur de toutes les marchandises, la valeur de l’or restant constante. L’inverse se vérifiera en cas de baisse générale des prix.
Décider arbitrairement qu’un dollar ne représente plus 1,5 grammes d’or mais, par exemple, 0,75 g, ne change rien au fait que, par exemple, un boisseau de blé doit continuer à s’échanger contre 1,5 g d’or (la valeur, l’offre, la demande restant constantes). Il faudra deux signes monétaires dollar pour obtenir un boisseau de blé, mais sa valeur, son prix réel, n’auront pas changé. Pour m’illusionner sur la longueur d’une pièce d’étoffe, mesurant, disons, 10 mètres, je puis évidemment convenir que le mètre, unité de longueur, n’équivaut plus qu’à 50 centimètres et obtenir une pièce de 20 mètres (de 50 cm) !... C’est cependant ce genre de plaisanterie que voudraient nous faire accepter Roosevelt et ses conseillers.
La valeur, le prix réel des marchandises ne sont donc nullement fonction de la quantité des signes monétaires en circulation : les besoins en échange, en monnaie, peuvent être aisément déterminés, d’une part, par la valeur totale des marchandises existantes, et par leur vitesse de circulation, d’autre part. Pour les jongleurs de la théorie quantitative, il suffit d’augmenter le volume de la monnaie pour faire hausser les prix et inversement, d’où ce miracle, le "dollar compensé" : dollar à contenu or variant avec les prix (s’élevant en cas de hausse des prix ou s’abaissant en cas de baisse) qui semblerait détenir un pouvoir d’achat constant et conférer de la stabilité aux prix.
Voilà un exemple d’expédient auquel le capitalisme aux abois doit recourir pour duper et confondre les masses et gagner ainsi l’indispensable répit.

LE BATTAGE DE LA N.R.A.

Toute la démagogie de cette vaste manoeuvre stratégique du capitalisme peut se concentrer dans cette déclaration de Johnson, le chef de la N.R.A., l’homme de confiance de Baruch, qui est lui-même le plus puissant représentant du capital financier. "Il faut restaurer, augmenter le pouvoir d’achat du peuple. Le consommateur est essentiel pour le succès de nos efforts. SI tous les patrons se conforment aux codes, et SI tous les consommateurs effectuent des achats importants, on assistera à la reprise la plus formidable qui ait été constatée."
Mais que signifie, en régime capitaliste, augmenter le pouvoir d’achat ? Pour la simplicité de la démonstration, nous envisageons une société purement capitaliste.
Marx a formulé comme suit la valeur de la production annuelle : capacité générale d’achat = capital constant (consommé) + capital variable + plus-value.
Le travail nouveau incorporé à cette production ou capital variable + plus-value constitue le revenu social annuel et la fraction du revenu consommé par les individus c’est la capacité de consommation représentée par : capital variable + plus-value (moins la partie accumulée).
Nous rappellerons que la production sociale se décompose en objets de production et en objets de consommation : chaque branche de l’économie, chaque entreprise constitue un marché pour les autres branches, mais en fin de compte, c’est la consommation individuelle qui détermine la consommation productive et, par conséquent, la capacité totale d’achat du marché.
Or, les nécessités de l’accumulation capitaliste ont réduit de plus en plus, dans l’ensemble du capital, la part réservée au capital variable (part du prolétariat) et à la plus-value consommable pour grandir la part du capital constant et, par conséquent, les capacités productives (capital fixe). D’où cette contradiction fondamentale : le développement des forces de production entraîne une régression relative du revenu social et de la capacité de consommation individuelle.
Le cercle vicieux se place ici : la consommation individuelle, d’une part, détermine la capacité générale d’achat, mais est conditionnée, d’autre part, par cette même capacité d’achat limitée par les possibilités d’emploi de l’appareil de production. Nous voilà au centre du problème : l’extension du marché.
Or, pour le capitalisme en général, et le capitalisme américain en particulier, le marché extérieur non-capitaliste n’offre plus, pour longtemps, de perspectives d’élargissement. Reste le marché intérieur. Sur quelles bases celui-ci peut-il se développer et entraîner la ré-activité des industries de production et de consommation ?
L’industrie des moyens de production ne peut se ranimer qu’en fonction d’une reprise de l’accumulation qui ne se justifie nullement : la capacité de l’appareil de production est utilisée à 15 % à fin mars 1933 et les sommes thésaurisées (40 milliards dans les banques) ne peuvent être attirées vers des investissements, ceux-ci n’étant pas rentables.
Les codes introduits dans l’industrie américaine contiennent des clauses qui empêchent même toutes velléités d’accumulation par l’interdiction d’utiliser de nouvelles machines. Nous constaterons plus loin, au cours de notre analyse des évènements, que l’industrie de production n’a pas réussi à progresser.
L’industrie des objets de consommation : ici, la production est conditionnée par la capacité de consommation individuelle ou capital variable + plus-value (consommée). Il va de soi qu’une modification dans le rapport de ces deux termes sera le résultat de la lutte des forces en présence (prolétariat et bourgeoisie) et il est donc inconcevable que le capital puisse librement consentir à augmenter la part du capital variable au détriment de sa plus-value.
Ainsi, la démagogie de Roosevelt apparaît clairement lorsqu’il fait appel au "patriotisme capitaliste", lorsqu’il demande au patronat "d’escompter" les avantages futurs devant résulter d’une reprise et d’augmenter les salaires aux dépens de son profit en l’engageant à ne pas élever ses prix de vente et en lui promettant un appui financier...
Mais la seule modification du rapport entre le capital variable et la plus-value ne peut entraîner une augmentation permanente du pouvoir d’achat. Cette augmentation n’est possible que par l’accroissement absolu du capital variable, lui-même fonction du développement de la production.
Roosevelt tente d’animer celle-ci par la hausse des prix devant résulter de la chute du dollar. Il espère ainsi, par la vitesse acquise, pouvoir amener une reprise générale !
Les clauses de travail insérées dans les codes industriels et les mesures en faveur des fermiers reflètent un autre aspect des préoccupations du capitalisme américain : la nécessité d’étouffer la menace grandissante que constitue l’armée de 15 millions de chômeurs et la détresse des paysans. Réintégrer dans le processus de la production un certain nombre de chômeurs en répartissant les possibilités de travail sur un plus grand nombre d’ouvriers, tel est l’objectif concrétisé dans la fixation du maximum des heures de travail et du minimum de salaire. Nous examinerons plus loin comment ces mesures se manifestent dans les faits.

En outre Roosevelt désire s’assurer la collaboration de l’organisme qui exerce la plus grande influence sur le prolétariat, l’American Federation of Labor : les codes autorisent les ouvriers à s’organiser dans les syndicats de leur choix (ceux de l’A.F.L.).
Pour satisfaire les fermiers, Roosevelt leur promet, d’une part, la hausse des prix de leurs produits et la réduction de leurs dettes par la dévaluation du dollar, et, d’autre part, des primes pour la réduction des cultures.
Dans les codes apparaît aussi la clause de "concurrence déloyale" qui favorise le capital monopoliste et constitue une entorse à la loi des Trusts, votée antérieurement. Il faut signaler ici que le statut de chaque code est fixé par la majorité du capital de la branche en cause ; ce qui signifie que le monopole peut imposer ses vues aux petites et moyennes entreprises. Celles-ci se trouvent ainsi dépossédées, vis-à-vis des Trusts, des avantages qu’elles avaient pu acquérir au cours de la crise : la faible composition organique de leur capital leur permettrait d’abaisser plus aisément les prix de revient par une réduction plus massive des salaires. Au contraire, les Trusts voyaient leurs charges alourdies par la faible utilisation de leur capacité productive. Les codes, par le nivellement des salaires et la réduction des heures de travail (fait déjà accompli dans les grosses entreprises) affaiblissent la position des petites industries et créent les conditions propres à une plus grande concentration de la production sous le contrôle des monopoles.

ROOSEVELT DEVANT LES REALITES ECONOMIQUES

L’expérience débute par un mouvement d’essor économique qui suit immédiatement l’abandon de l’étalon-or et qui prend un caractère nettement spéculatif. Cette reprise se poursuit en juillet. Soulignons cette coïncidence : les réserves de produits manufacturés ont été fortement entamées par quatre années de crise ; les perspectives d’inflation et de hausse des prix fournissent précisément la possibilité de rétablir ces réserves à un niveau normal et dans des conditions apparemment avantageuses.
La production reprend, le commerce de gros et le commerce de détail passent des commandes. Mais, ce qui importe, ce n’est pas d’augmenter la production et d’accumuler les stocks, mais de trouver des possibilités d’écoulement. Or, l’activité industrielle et du commerce de gros se maintient à un niveau supérieur à l’élargissement de la consommation qui s’accroît, cependant, dans une certaine mesure : il se produit le phénomène qui accompagne toute période de dépréciation monétaire : la fuite vers les "valeurs réelles" ; les détenteurs d’argent, les thésauriseurs convertissent leurs dollars - devenus du "papier" - en marchandises, titres, monnaies étrangères, même si ces achats ne correspondent pas à des besoins immédiats. Cependant, cette transformation du pouvoir d’achat latent en pouvoir d’achat actif ne suffit pas.
Du côté des producteurs agricoles, nous voyons que le premier palier de dépréciation du dollar a provoqué, d’avril à juillet, une hausse sensible des principaux produits de l’agriculture. Le prix du blé, par exemple, passe de 65 cents le boisseau (13 litres), à la mi-avril, à 105 cents à la mi-juillet, soit 61 % de hausse (il valait 180 cents en décembre 1925) ; le prix des produits agricoles, de 40 en mars, passe à 60,1 en juillet.
Nous voyons aussi que le rapport entre l’indice général des prix et l’indice des produits agricoles se modifie en faveur du second : les ciseaux des prix ont tendance à se refermer.
Le pouvoir d’achat des paysans s’accroît d’environ 30 %. L’avantage acquis en juillet est d’ailleurs déjà reperdu en octobre.
Si on sait que la classe paysanne ne constitue qu’un peu plus d’un cinquième de la population active (10,5 millions sur 48 millions), on tire aisément la conclusion que les espoirs d’extension du marché de ce côté sont limités.
Et puis, que signifie une augmentation du prix des produits agricoles si elle ne se traduit pas par un développement des possibilités d’écoulement ? Or, quelle est la fraction de la population qui peut consommer beaucoup de blé, de viande, de beurre, de coton, sinon la classe ouvrière ? Et que constatons-nous ? :
La N.R.A. A fixé le salaire hebdomadaire minimum à 12 dollars dans le Sud et à 13 dollars dans le Nord, mais ce minimum devient un maximum du fait qu’il n’est pas stipulé le nombre d’heures minima par semaine : un ouvrier qui travaillait précédemment 48 à 54 heures par semaine, ne travaille plus que 35 à 40 heures ; le salaire horaire est augmenté, mais le salaire global est inférieur à celui payé précédemment, s’élevant à 16,71 dollars.
Les ouvriers spécialisés sont licencié et repris aux conditions du salaire de base : le travail est intensifié : dans le textile, les ouvriers servent 40 métiers au lieu de 8 ou 12. La réintégration des chômeurs s’effectue ainsi au détriment des ouvriers restés au travail et les statistiques, même optimistes sur le chômage permettent de conclure qu’il n’y a pas d’augmentation absolue de la capacité de consommation des masses ouvrières !
Nous constatons que, de mars à juin, l’augmentation de la production est de 42 %, mais les ventes des petits commerçants n’augmentent que de 19 %. En août 1933, le commerce de gros s’élève de 52 % par rapport à août 1932, par contre, les ventes des grands magasins de New-York, par exemple, s’accroissent de 8,5 % seulement. En juin et juillet, la production est supérieure de 40 % à la consommation.
Les petits commerçants sont surchargés de marchandises, mais les fabricants et les gros commerçants accroissent leurs profits en élevant leurs prix avant l’augmentation des prix de revient.
De mai à juillet, les prix de gros haussent de 14 % et les prix de détail de 7 % seulement.
Ce décalage ne peut signifier qu’une chose : que la rupture entre l’offre et la demande ne s’est pas faite vers cette dernière, que les ventes au détail ne s’accroissent pas suffisamment pour permettre aux petits commerçants d’adapter leurs prix, et à la dépréciation monétaire, et aux prix imposés par le gros commerce.
D’autre part, la hausse des prix, qui reste nominale et spéculative, ne compense nullement la dépréciation du dollar. Les prix en or baissent, d’où cette prime à l’exportation qui n’est autre que ceci : que sous un régime de dépréciation monétaire, les marchandises exportées s’échangent contre moins d’or que précédemment : cette fameuse prime au change n’est, somme toute, qu’une perte au change.
De février à juin, l’indice des prix or a baissé de 80,1 à 77,1, alors que les prix en dollars papier ont monté de 80,4 à 94,4.
La vaste campagne de Roosevelt pour la hausse des prix qui doit entraîner l’augmentation du pouvoir d’achat des masses n’est qu’un leurre : un mouvement nominal des prix ne peut entraîner qu’une modification momentanée dans la répartition du pouvoir d’achat entre les classes sociales et non un accroissement de ce pouvoir d’achat.

Nous avons maintenant à déterminer les caractéristiques du développement de la production :
L’industrie de base, la sidérurgie progresse comme suit : en février 1933, elle travaille à 14 % de sa capacité ; en juin elle travaille à 46 % et en juillet, à 59 %.
Pour les sept premiers mois de 1933, la production correspond à 31 % de la capacité, contre 22 % pour les sept premiers mois de 1932.
La consommation de l’acier se répartissait en 1932, principalement entre le Bâtiment (21 %), l’Industrie de l’Automobile (17 %), les Chemins de fer (12 %), la Construction des chaudières (11 ½ %), le Pétrole (8 ½ %).
Or, actuellement, nous constatons que l’industrie du bâtiment travaille à 15 % de la moyenne de 1920-1930. Les dépenses pour la construction en juillet 1933 sont inférieures de 33 % à celles de juillet 1932.
Les commandes d’acier de construction pour le deuxième trimestre de 1933 sont inférieures de 15 % à celles du premier trimestre 1933 et les consommations du premier trimestre 1933 sont en diminution de 8 % sur celles du premier trimestre 1932.
L’industrie automobile a été le pivot de l’augmentation de la demande d’acier. A fin juin 1933, sa production s’élève à 58 % de la moyenne de 1927 à 1930 contre 10 % en mars dernier.
On évalue cette production pour 1933 par une augmentation de 25 % sur 1932, mais elle atteindra seulement un tiers de la production de 1929.
Les chemins de fer, qui consomment des aciers lourds, font peu d’achats, l’équipement étant suffisant.
L’industrie de la Construction des Chaudières a vu sa production se développer par les commandes de l’Industrie de la Bière.
Dans l’agriculture ne s’effectue aucun achat et la fabrication de l’outillage agricole des tracteurs est à peu près arrêtée.
De même pour la construction des machines.
Par contre, les armements navals font de grosses commandes d’acier.
Cependant, à la phase ascendante de la production d’acier allant jusqu’à juillet, succède une phase décroissante qui ramène l’utilisation de la capacité à 31,8 % à fin octobre et, actuellement, à 23 %, ce qui laisse prévoir une accumulation de stocks équivalant à 50 % de la production de 1933. La destination de la production d’acier permet d’affirmer qu’il ne s’effectue pas de renouvellement du capital fixe et que le marché ne peut se développer dans cette direction.
Parmi les Industries de consommation, le Textile augmente sensiblement sa production, mais dans un sens nettement spéculatif ; cela s’explique par le désir du Capital de réaliser un surprofit que la hausse des prix permet d’escompter, mais aussi par celui de produire avant l’aggravation du prix de revient, qui doit résulter de l’application des codes et du paiement de l’impôt sur le travail du coton.
On voit ainsi les filatures travailler, en juin dernier, à 129 % de leur capacité normale de production et, en juillet, à 117 ½ %.
Par contre, les ventes au détail dans le commerce du Vêtement sont inférieures de 2 % à celles de 1932.
Nous avons vu que l’application des codes entraînait un affaiblissement de la petite et moyenne industrie. L’accroissement des frais de production ralentit, en effet, le développement de la reprise qui s’effectuait sur la base des perspectives inflationnistes.
Les ventes dans le commerce de gros et de détail reculent, d’où la campagne de la N.R.A. : "Achetez tout de suite" !
Les petits producteurs voient leur situation financière s’aggraver, leurs besoins de liquidités augmenter. Cela explique leur pression pour que la politique de l’expansion des crédits s’accentue. Roosevelt fait des tentatives pour accroître les moyens de crédit, mais cette forme d’inflation requiert le concours des banques ; or, les banques, instruites par les expériences de 1929 et de mars 1933 qui ont failli amener leur écroulement, font la sourde oreille en dépit des objurgations des agents de Roosevelt de "se montrer chic". Le gouvernement dit aux banquiers : "Faites du crédit, et l’économie s’améliorant, vos débiteurs seront sains".
Les banques répondent : "Nous ne pouvons faire du crédit qu’à des débiteurs actuellement sains". L’instabilité monétaire ne les incite non plus à transformer leurs disponibilités en valeurs fixes ; elles préfèrent que ce soient les organismes gouvernementaux qui se chargent de ces peu alléchantes opérations. Cette politique d’abstention peut aussi constituer un appui aux monopoles pour accentuer la concentration industrielle : l’ensemble des dépôts qui égale dix fois le total de la monnaie en circulation, permet de mesurer l’influence considérable que les banques peuvent exercer sur la circulation et les échanges. Le refus du concours bancaire entraîne pour l’État la nécessité de créer ses propres organismes de financement des crédits (c’est tout ce que demandent au fond les banques) chargés d’effectuer des avances jusqu’à concurrence de 1 milliard de dollars sur les actifs bloqués, de libérer les dépôts des banques fermées, de garantir les autres, de faire acheter par les Reserve Banks (d’Emission) des fonds publics.
Il s’ensuit une augmentation considérable des charges de l’État, la diminution des disponibilités du Federal System. Le crédit de l’État est menacé par les banques qui convertissent de gros paquets d’obligations à long terme du Gouvernement en Bons du Trésor et en certificats à échéance rapprochée, entraînant une baisse des Fonds Publics. De plus, deux milliards de dollars fuient à l’étranger.
Ajoutons que les dépenses pour les tentatives de redressement économique atteignent déjà plus de 15 milliards de dollars en crédits, avances, primes de toutes espèces.

Signalons ici que les dépenses engagées par le gouvernement fédéral en fonction du programme des Travaux Publics (programme qui, en ce moment, paraît occuper une grande place dans les préoccupations de Roosevelt), ne peuvent jouer qu’un rôle minime dans l’ensemble de l’économie américaine, si l’on se rappelle que le revenu national atteint 40 milliards de dollars en 1932. Mais le volume de ces dépenses peut cependant atteindre des limites, telles que les perspectives d’inflation s’en trouvent considérablement élargies.
Le courant inflationniste, déjà, s’amplifie, sous la pression de la multitude des débiteurs qui croient y voir leur salut : les fermiers, qui avaient vécu d’espoirs jusqu’en juillet, voient leurs illusions s’effriter : la chute des prix agricoles (l’index tombe de 60 en juillet, à 55,5 au début de novembre), la hausse des produits industriels, entraînent une diminution de leur pouvoir d’achat de 17 % par rapport à juillet. D’autre part, on enregistre l’échec des tentatives de contrôle de la production cotonnière, égale à celle de 1932, en dépit d’une réduction de 17 % des surfaces cultivées. Le rendement de l’acre est estimé à 208 lbs pour 1933, alors que la moyenne des dix dernières années était de 167 lbs. Naturellement, les fermiers se sont bornés à abandonner les terres les moins productives et les indemnités d’abandon qu’ils ont touchées ont servi à l’achat d’engrais pour l’amélioration des emblavements conservés.
L’agitation agraire se traduit en grèves des producteurs, pour faire pression sur le gouvernement, mais Roosevelt refuse d’imiter Hoover dans sa politique de financement des récoltes, qui s’est révélée désastreuse. Il consent tout au plus à consacrer quelques millions de dollars à l’achat de blé destiné aux chômeurs !
La nouvelle orientation que Roosevelt donne à la politique monétaire à la fin d’octobre (achats d’or) s’explique fort bien par la nécessité de calmer les fermiers en continuant à leur promettre la hausse des prix.
En attendant, la situation, notamment dans l’industrie, s’aggrave : d’une part, les prix de revient ont haussé de 25 à 30 % ; d’autre part, par suite du large déséquilibre subsistant entre la production et la consommation, les prix de vente n’ont pas suivi la dépréciation du dollar (17 % contre 37 % au dollar). L’index des prix est à 71 contre 100 en 1926, ce dernier chiffre étant l’objectif que Roosevelt s’était fixé.
Le bulletin d’octobre de la Federal Reserve avoue : "Le ralentissement de l’activité industrielle au cours de ces derniers mois s’est manifesté surtout dans les industries qui avaient bénéficié auparavant de l’expansion la plus rapide. Il est également sensible dans les industries où les impôts de transformation et des Codes ont été mis en application récemment".
L’index de la production, de 92 en juillet, redescend à 66 au début de novembre et retombe ainsi presque au niveau de la même période de l’année 1932.

L’agitation ouvrière s’est amplifiée dans des proportions que Roosevelt n’avait certes pas prévues. Les clauses insérées dans les codes, qui apparaissaient comme des avantages, des concessions accordées aux ouvriers, ont été systématiquement sabotées par le patronat. Beaucoup de patrons refusent d’entrer en pourparlers avec les syndicats (Ford et C°).
Les grèves se multiplient et s’étendent. En juillet, en Pensylvanie et en Virginie - citadelles de la puissante United Steel Corporation (Trust de l’Acier) - un mouvement englobe 75 000 mineurs et métallurgistes par suite du refus d’acceptation, par le patronat, du "Code du Charbon". Le travail reprend au début d’août, sur la promesse de la N.R.A. de faire appliquer le code. En septembre, la grève éclate à nouveau et s’étend progressivement à 130 000 ouvriers. Le code accepté et appliqué, ne donne pas satisfaction aux mineurs : au lieu de 4,5 et 5 dollars, le tarif ne prévoit que 3,6 et 4,6 dollars dans le Nord et un salaire encore inférieur dans le Sud. Aucune garantie n’est donnée d’une quantité de travail minimum dans l’année. Par contre, l’arbitrage obligatoire est imposé aux ouvriers. A Chester, chez Ford, une grève éclate pour protester contre la réduction des heures de travail de 40 à 32 heures et parce-que les salaires sont ramenés de 20 à 16 dollars par semaine.
Johnson, chef de la N.R.A., dans un discours traitant de la question des grèves, dit : "les grèves ne doivent pas être tolérées, le capital et le travail sont à présent sur un pied d’égalité ; le travail n’a plus besoin de lutter pour sa cause puisque le gouvernement fait pour lui tout ce qui est "possible" et que les grèves, organisées par les travailleurs, menacent de détruire le mouvement ouvrier".
Et, à un congrès de la A.F.L., il a l’occasion de déclarer : "On ne saurait non plus permettre à une organisation ouvrière de paralyser une industrie par le libre déploiement de sa puissance". Pour Johnson, la distribution des richesses et des revenus est à présent juste ; il affirme que "le travail ne pourra jamais obtenir davantage dans le système économique actuel" (nous le savions déjà un peu). Le jugement du gouvernement dans ces questions est sensé être définitif et obligatoire. "Si le travail organisé n’est pas d’accord avec lui, il sera supprimé".
Le masque tombe.

Avant de terminer, nous voulons signaler la dernière trouvaille de Roosevelt : la fixation du prix de l’or. Nous savons déjà ce que Marx pense lorsqu’il dit que : "parce-que l’or, comme étalon des prix, se présente sous les mêmes noms de compte que les prix des marchandises (par exemple : 1 once d’or = 20,67 dollars), on a fait naître l’étonnante notion que la valeur de l’or pouvait s’exprimer en sa propre substance et qu’à la différence de toutes les autres marchandises, il recevait de l’État un prix fixe".
La nouvelle mesure signifie que Roosevelt a l’intention d’acheter de l’or sur des bases qu’il fixera et qui fluctueront : le cours du dollar sera "dirigé" ; mais il reste évident que c’est le dollar (papier) qui variera en fonction de l’or et non le prix mondial de l’or (celui-ci étant fixé actuellement par la Banque de France, qui a maintenu l’étalon-or et la convertibilité en or).
Par conséquent, plus le prix de l’or fixé en dollars s’élèvera, plus s’abaissera la valeur du dollar sur le marché international. Où la prétention impérialiste de Roosevelt nous paraît excessive, c’est lorsqu’il se propose de s’emparer du contrôle du marché international de l’or afin de relever les prix mondiaux (il est exact que si ceux-ci ne haussent pas, l’augmentation des prix intérieurs restera inopérante). On lui prête les projets suivants : "rectifier la répartition de l’or dans le monde ; la valeur de l’or doit doubler partout ; le dernier refuge des capitaux à court terme (pays à monnaie d’or) doit être conquis ; il faut déblayer le terrain en vue de l’adoption d’un nouvel étalon monétaire". "Rien, dit-il, n’est davantage susceptible de répondre aux besoins de l’humanité qu’un nouveau système monétaire". Il entend par là, évidemment, l’établissement du système de la "monnaie-marchandise" ou "monnaie-indice", ou monnaie compensée dont nous avons parlé précédemment et qui équivaudrait à la suppression de la marchandise or utilisée comme mesure de toutes le autres marchandises. Ce serait, en fait, la disparition de la monnaie elle-même, qui ne peut se réaliser que si disparaissent aussi la loi de la valeur, le marché, et le capitalisme lui-même.
Résumons-nous : la dépréciation monétaire déclenchée par Roosevelt ne peut aboutir à une hausse réelle des prix, de la valeur des marchandises et ne peut donc, en aucune mesure accroître la richesse et le revenu nationaux ; la hausse des prix ne peut être que nominale, s’exprimant par un grand nombre de signes monétaires ; exprimés en or, les prix, au contraire, baisseront, et cette baisse provoquera celle des prix mondiaux (ce phénomène s’est produit après la dévaluation de la livre sterling).
Une hausse nominale des prix ne peut entraîner une augmentation de la capacité d’achat existante. Le seul générateur du pouvoir d’achat, c’est le TRAVAIL et le pouvoir d’achat supplémentaire correspond au travail nouveau incorporé à la production.
Aucune des mesures incluses dans l’expérience américaine et dans le cadre du capitalisme ne détermine ni ne peut déterminer, dans l’avenir, une augmentation de la capacité générale de consommation. Au contraire, les résultats acquis jusqu’ici aboutissent à une réduction de cette capacité de consommation au détriment du prolétariat industriel et agricole. Le fossé entre la capacité productive et la capacité de consommation va s’élargissant. Tel est le résultat logique de la tentative de Roosevelt.
Au début de notre étude nous avons indiqué les trois interprétations essentielles du plan de l’impérialisme américain dont l’exécution fut confiée à Roosevelt.
Le capitalisme présentait l’ensemble des mesures comme devant apporter une solution aux problèmes de la crise économique. Mais, en réalité, il s’agissait bien plus d’un battage d’estrade destiné à camoufler le plan réel du capitalisme yankee : attaque générale contre la classe ouvrière, ou mieux, préparation des conditions pour empêcher la classe ouvrière de passer au déclenchement de ses actions de classe.
Pour les problèmes économiques, Roosevelt lui-même est obligé de donner une réponse sans équivoque : après quatre années de crise, qui ont rétréci la production générale, une certaine reprise, pour la reconstitution des stocks épuisés, devait se vérifier ; il fallait lui conférer un caractère spécifiquement capitaliste.
Qu’il s’agissait d’une période occasionnelle et non d’une solution de la crise, cela est prouvé par les caractères de l’activité économique fébrile entre mars et juillet 1933. Les branches industrielles, particulièrement sensibles à la reprise industrielle de cette époque, ne sont nullement celles qui constituent l’armature même du capitalisme ; d’autre part, l’accroissement de la production de l’acier ne se dirige pas vers l’industrie du bâtiment, forme caractéristique de l’investissement capitaliste à long terme. En général, les autres branches économiques, exception faite pour celles s’occupant de la production de matériel de guerre, marquent une régression nette après juillet, même à l’égard de la production de 1932.
Par ailleurs, Roosevelt a profité de cette reprise économique contingente et passagère, pour réaliser un plan de consolidation du grand capitalisme monopoliste, par la suppression des survivances individualistes au sein du capitalisme américain, et tenter de réaliser le contrôle total de l’impérialisme financier sur toute l’économie. Mais où on pourra le mieux constater les résultats de la politique de Roosevelt et comprendre la réelle signification de toutes ses mesures économiques, c’est dans le domaine social. Par les déclarations du général Johnson, que nous avons rappelées, Roosevelt s’est assigné comme but de diriger la classe ouvrière non vers une opposition de classe, mais vers sa dissolution au sein même du régime capitaliste, sous le contrôle de l’État capitaliste. Ainsi des conflits sociaux ne pourraient plus surgir de la lutte réelle - et de classe - entre les ouvriers et le patronat et ils se limiteraient à une opposition de la classe ouvrière et de la N.R.A., organisme de l’État capitaliste. Les ouvriers devraient donc renoncer à toute initiative de lutte et confier leur sort à l’ennemi lui-même. Il est fort compréhensible que la social-démocratie, dont la fonction historique est celle d’asservir le prolétariat au capitalisme, trouve dans la N.R.A. des morceaux de socialisme et engage le prolétariat à appuyer le programme "socialiste de Roosevelt".
Demain, et les grèves de Pennsylvanie sont là pour le prouver, si les ouvriers passent à des mouvements de classe, ils se trouveront devant le bloc qui va de l’American Federation of Labor, jusqu’à la N.R.A. et la police pourra les mitrailler au nom du programme "socialiste" de Roosevelt. Le prolétariat américain n’a pas eu, dans le parti communiste, le guide qui lui était indispensable dans cette période de quelques mois de reprise économique, pour déclencher ses mouvements de classe. Voilà pourquoi la N.R.A. lui a été imposée. Demain, les clauses des Codes du Travail seront annulées par le capitalisme. Et les ouvriers dans une situation moins favorable n’auront même pas la force d’obtenir le respect des Codes et vivront l’époque où, même au point de vue formel, la N.R.A. se sera transformée en organe d’oppression violente.
Enfin, au point de vue international et des rapports entre les impérialismes, Roosevelt peut affirmer avoir obtenu des succès effectifs. En effet, si par la dévalorisation du dollar, le capitalisme américain n’est pas encore parvenu à arracher des positions à ses rivaux, il a quand même réussi à défendre plus efficacement le marché américain contre la concurrence étrangère par le renforcement de sa politique douanière. Mais que fera de toute sa surproduction le capitalisme américain ? Roosevelt ne peut avoir d’autres vues que celles des autres impérialismes, puisqu’il lui est impossible d’écouler pacifiquement cette production à l’extérieur comme à l’intérieur, il ne peut s’orienter que vers la guerre pour essayer de conquérir d’autres marchés. Les récents événements d’Extrême-Orient et la reconnaissance de l’U.R.S.S. sont des mesures toutes pratiques et orientées dans cette direction : le demi-milliard d’habitants de la Chine est un appât de premier ordre pour les appétits des impérialismes américain et japonais : N.R.A., guerre économique, guerre monétaire, ne sont que les pionniers de la guerre de demain.

MITCHELL


C’est une illusion insensée que de croire que les capitalistes se soumettraient de bon gré au verdict socialiste d’un parlement ou d’une assemblée nationale, qu’ils renonceraient tranquillement à la propriété, aux bénéfices, à leur privilège d’exploitation. Toutes les classes dirigeante qui ont lutté, jusqu’à présent, avec la dernière énergie, pour leurs privilèges. Les patriciens romains, de même que les barons féodaux du Moyen-Age, les chevaliers anglais, de même que les marchands d’esclaves américains, les boyards valaques, de même que les fabriquants de soie de Lyon, tous ont versé des torrents de sang, enjambé les cadavres, semé les meurtres et les incendies, provoqué des guerres civiles et les trahisons d’État pour défendre leurs privilèges et leur pouvoir.
La classe capitaliste impérialiste, en sa qualité de dernier rejeton de la classe des exploiteurs, dépasse tous ses prédécesseurs en brutalité, en cynisme et en bassesse. Elle défendra son saint des saints, ses bénéfices et ses privilèges d’exploitation, du bec et des ongles par toutes les méthodes de froide cruauté, dont elle a fait preuve dans toute l’histoire de sa politique coloniale et de la dernière guerre mondiale. Elle mettra en branle ciel et enfer contre le prolétariat. Elle mobilisera les campagnes contre les villes, elle excitera les couches retardées des ouvriers contre l’avant-garde socialiste, elle organisera des massacres avec l’aide des officiers, elle cherchera à paralyser toutes les mesures socialistes par mille moyens de résistance passive, elle soulèvera contre la révolution une vingtaine de Vendées, elle invoquera pour son salut l’invasion étrangère, le fer exterminateur de Clemenceau, de Lloyd George et de Wilson ; elle préférera transformer le pays en montagnes de ruines fumantes plutôt que de renoncer de bon gré à l’esclavage salarié.

Rosa LUXEMBURG, Que veut l’Union de Spartacus ?