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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Comment Girier-Lorion a été au bagne – Émile Pouget
Le Père Peinard N°14 - Série3 – 15 Avril 1900
Article mis en ligne le 1er février 2020
dernière modification le 25 janvier 2020

par ArchivesAutonomies

Puisque le paquet de saindoux rance, qui répond au nom de Delory — maire de Lille — a encore le cynisme de tenter une impossible justification de sa conduite dans l’affaire Girier-Lorion, je vais, aussi succinctement que possible, rappeler les faits.

Et Delory se taira — comme il s’est toujours tu, chaque fois que j’ai rappelé son infamie.

Aujourd’hui, je vais m’étendre un peu, être excessivement précis, afin de mettre chacun en mesure de clouer

le bec à Delory, en lui rappelant combien fut méprisable la façon dont il se comporta vis-à-vis de Girier-Lorion.

Ces événements sont vieux de dix ans, — ceux qui y furent mêlés de près sont rares, — aussi est-il nécessaire de les fixer définitivement, afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli ou n’acquièrent pas le flou presque aussi préjudiciable à la vérité que l’oubli complet.

* * *

Quand Girier-Lorion arriva dans la région du Nord, en 1889, il avait à son actif plusieurs condamnations pour délit de parole et, afin de s’éviter des démêlés avec les justiciards, il fit peau neuve et se créa un nouvel état-civil sous le nom de Lorion.

Très actif, excellent orateur, son ardente propagande porta vite ombrage aux grands lamas du guesdisme.

Sur ces entrefaites, diverses manifestations se produisirent, au cours desquelles Lorion paya de sa personne, mais, n’ayant pas été arrêté sur-le-champ, il put se sauver et fut condamné par défaut.

Confiant dans sa chance et son audace, Lorion alla s’installer au Havre et, sous un nom nouveau, il continua sa propagande — et aussi son petit commerce de marchand forain.

Ceci se passait au milieu de 1890.

Le 24 août, le Cri du Travailleur de Lille, journal hebdomadaire dirigé par Delory, imprimait une saleté dont voici quelques extraits :

OÙ EST LORION ? QUI A VU LORION ?

Nous avons appris de source certaine ce qu’est et où habite Lorion, ce matamore de l’anarchie dont tout le monde connaît la fameuse équipée dans notre région et le rôle suspect qu’il joua dans l’affaire du journal la Dépêche.

Eh bien, voici des renseignements certains qui nous donnent les motifs réels de l’introuvabilité de Lorion. Cet individu est anarchiste... mais anarchiste de gouvernement ; il est de la race des Pourbaix et des Brenin [1]. En voici bien la preuve, par la lettre suivante, que nous avons reçue et qui édifiera nos lecteurs sur le rôle du triste individu en question :

"Citoyen, je voua affirme que le pseudo-anarchiste Lorion est un agent provocateur... il opère au Havre actuellement. Je vous tiendrai au courant des nouvelles pouvant intéresser le parti socialiste. Salut fraternel. — X"

Quel était ce X... dont Delory publiait la lettre, — en l’agrémentant de commentaires prouvant qu’il partageait l’opinion que cet individu avait de Lorion ?

Un individu qui se faisait appeler BOISLUISANT et parcourait la région du Nord en se donnant comme socialiste et... placier en vins

Delory a dû avouer lui-même que le personnage était louche et qu’il le reçut froidement à son passage à Lille.

Mais le jour ou le "Boisluisant" s’avisa de traiter de mouchard un anarchiste, Delory fut réconcilié avec lui.

C’est de Bruxelles où cet individu — aussi méprisable que Delory — était allé "pour ses affaires" qu’il lança sa calomnie contre Girier-Lorion : le misérable expédia, dans la région du Nord aux rédactions de journaux, aux socialistes et révolutionnaires en vue, des cartes postales, d’identique libellé, accusant Lorion d’être un mouchard.

A mon su, une dizaine (au moins) de ces cartes postales parvinrent à destination. Tous ceux qui les reçurent — quelles que fussent leurs opinions — en firent le cas que méritent ces malpropretés.

Seul, Delory fut assez sale pour utiliser la dénonciation : il publia la carte postale — en supprimant la signature qui eût rendu l’infamie suspecte — et, pour faire bien sienne la dénonciation, il l’agrémenta de commentaires.

* * *

Lorion, réfugié au Havre, eut connaissance de l’ignominie de Delory. Il n’en fut nullement étonné — sachant de quoi est capable un guesdiste dont on a contrecarré l’ambition — et il résolut de ne pas rester sous une telle accusation : il prit le train pour Roubaix, y arriva incognito, réussit à s’y cacher une huitaine et organisa, avec le concours des camarades, une grande réunion contradictoire à laquelle il conviait les misérables qu’il tenait pour ses accusateurs : Canette et Delory.

La police eut vent de l’arrivée à Roubaix de Lorion-Girier et, après trois jours d’infructueuses recherches, elle découvrait son refuge.

Lorion avait trouvé asile dans un estaminet où, au premier étage, le patron louait des chambres en meublé. L’escalier, véritable échelle, aboutissait droit à la porte de la chambre de Lorion, après un étroit palier d’un mètre carré.

Lorion était sur la défensive. Lorsqu’il entendit le traditionnel : "Ouvrez, au nom de la loi !", il eut vite pris une décision : il ouvrit et, un revolver de chaque main, il fonça sur les policiers, tira sur eux, les bouscula et leur passa sur le corps.

Le malheureux se trouvait dans une situation excessivement fausse !

S’il se fût laissé arrêter, le méprisable Delory n’eut pas manqué d’imprimer dans son immonde "Cri" que "Lorion, de mèche avec la police, avait été arrêté au bon moment, pour s’éviter une confrontation désagréable en réunion publique...".

Lorion était donc acculé à se battre : il n’avait plus qu’un moyen de prouver qu’il n’était pas un policier c’était de les prendre pour cible !

Son audace manqua réussir ! Un des policiers fut blessé par le pauvre camarade, tandis que l’autre roulait dans l’escalier... Sans perdre son sang-froid, Lorion enjambait les deux vermines et se mettait à galoper dans la direction de la frontière — il fut arrêté à cinq ou six cent mètres des poteaux indiquant la Belgique !

Quarante-huit heures après, il était transféré à Lille.

Et, pour rester dans la note, le Cri du Travailleur, dans le numéro qui suivit, blaguait agréablement Lorion qui, armé de deux revolvers, n’avait réussi à tuer personne — donc le camarade était bien un mouchard !

* * *

L’infamie continuait !

Quelques jours après, celui qui écrit ces lignes se rendait à Lille et, au nom de nombreux camarades de Paris, allait trouver Delory pour lui demander des explications. Ce méprisable individu tenait alors un estaminet c’est grâce à l’estaminet que, dans le Nord, tous les politiciens socialistes ont fait leur chemin : Carrette, Basly, Delcluze, Delory, etc.

L’estaminet de Delory, doublé de l’imprimerie du Cri du Travailleur, était alors installé (si mes souvenirs sont exacts) rue de Béthune : sur le devant, l’estaminet et, au fond, l’imprimerie.

J’indiquai le motif de ma visite et on alla chercher Delory qui vint — un peu effaré ! — escorté des typos de l’atelier. Ceux-ci, en rang d’oignon, s’alignèrent au mur, "protégeant" le patron.

Je n’ai souvenance que de la physionomie de l’un d’eux : une tête de Russe, front large, traits anguleux, celui-là ne doit pas être une foutue bête !

Qu’est-il devenu ? Que sont devenus les autres ?

J’espère que, si besoin était, ils se retrouveraient (s’ils vivent encore) pour confirmer la véracité de mes dires.

Notre dialogue avec Delory fut bref, — autant que haineux :

Je me bornai à lui expliquer que j’arrivais de Paris, au nom des camarades, non pour discuter avec lui la valeur des accusations de mouchardage qu’il avait lancées contre Lorion-Girier, mais simplement pour lui demander sinon communication de la lettre dont il avait publié une partie, au moins pour en avoir une photographie.

A ce moment, j’ignorais tout de l’auteur de la dénonciation — cela va sans dire !

Delory me répondit que la LETTRE était signée, qu’elle était longue D’AU MOINS UNE DIZAINE DE PAGES, que l’auteur acceptait la responsabilité de ses accusations.

"Mais, ajouta-t-il, je ne puis prendre sur moi de vous donner son nom ; je dirai au comité de rédaction que vous êtes venu et on avisera.

— Au moins, dites-moi d’où part la dénonciation ?

— La LETTRE vient de Bruxelles."

En insistant un peu, j’obtins que, lorsque le fameux comité de rédaction aurait "avisé", il me donnerait connaissance de la lettre de dénonciation.

C’était l’affaire d’une huitaine...

Et j’attends encore !

Que je relève, de suite, quelques-uns des mensonges de Delory : ce ne fut pas par une lettre que le misérable reçut la dénonciation, mais par une carte postale, publiée presque in extenso — donc Delory mentait lorsqu’il m’assurait que les faits allégués contre Lorion tenaient AU MOINS UNE DIZAINE DE PAGES.

* * *

Quelques semaines après, le 17 décembre 1890, Lorion était condamné à dix ans de travaux forcés par la cour d’assises de Douai.

Et les guesdistes du Nord — quoique avec moins d’aplomb — n’en continuèrent pas moins à le traiter de mouchard !

Moins de quinze jours après, le 28 décembre 1890, les camarades de Lille organisaient une réunion publique et y convoquaient la bande à Delory ; il s’agissait d’avoir enfin des explications sur le cas de Lorion-Girier et de savoir sur quoi s’étayaient les accusations lancées contre lui.

Inutile de dire que Delory s’abstint de paraître à cette réunion.

Il envoya un pauvre naïf, ancien administrateur du Cri du Travailleur qui avait espéré, escorté de quelques braillards collectos, troubler la réunion et, grâce au tapage, esquiver les explications.

La manœuvre n’eut aucune réussite et force fut au sous-ordre de Delory de déballer les fameuses preuves de la mouchardise de Lorion :

Pressé de questions, ne sachant comment se dépêtrer, le sous-Delory avoua que la seule preuve possédée par les guesdistes, contre Lorion, consistait en une carte postale, signée du nom de BOISLUISANT.

Interrogé sur le point de savoir quelles étaient les relations de ce Boisluisant avec les collectos, le porte-parole de Delory avoua qu’ils ne le connaissaient pas. Mais. comme la carte postale accusait Lorion, ce devait être véridique et on s’était empressé de publier l’infamie.

Ceci est déjà passablement ignoble ! Voici pire :

Quelques semaines après avoir reçu la carte postale dénonciatrice, Delory recevait une seconde carte postale. de la même écriture que la première — donc du même individu —, toujours signée BOISLUISANT.

Le Boisluisant déclarait s’être trompé en accusant Lorion et, pour réparer son infamie, dans la faible mesure du possible, il demandait une rectification dans le Cri du Travailleur.

Cette deuxième carte postale fut jetée au panier avec autant d’empressement qu’avait été publiée la première !

Toutes ces vilenies furent racontées, avec une inconscience superbe, par le sous-ordre de Delory, à la réunion de Lille.

Et tous les assistants, — même les militants du Parti Ouvrier — en furent tellement écœurés que ces derniers présentèrent un ordre du jour dans lequel il était dit que "dorénavant le Parti Ouvrier ne lancerait une accusation contre un révolutionnaire que lorsqu’on aurait contre lui des preuves certaines de sa vilenie".

C’était un désaveu formel des saletés insérées par Delory dans le Cri du Travailleur.

Ce qui n’empêcha ce triste paquet de saindoux de clabauder en sourdine, pendant dix ans, qu’il y avait tout de même de graves présomptions contre Lorion.

Aujourd’hui, le malheureux camarade est mort, après la plus effroyable agonie qu’il soit possible, et le responsable de son martyre — le crapuleux Delory — n’a même pas la pudeur de se taire !

Me voici au bout de ma démonstration : j’ai prouvé que l’initiateur de l’affaire Girier-Lorion a été Delory calomniateur, menteur, jésuite !

Et il ressort des faits que si Lorion est mort au bagne c’est parce que Delory l’y a poussé par les épaules.

Ce n’est pas la première fois que je raconte l’infamie de Delory — et jamais le triste individu n’a protesté. S’en avisera-t-il enfin ?

J’attends avec confiance — ce me sera une occasion de lui redire tout le dégoût et le mépris qu’il m’inspire.