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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Eléments pour un dossier chilien
Interrogations n°3 - Juin 1975
Article mis en ligne le 1er juillet 2016
dernière modification le 6 novembre 2017

par ArchivesAutonomies

L’interprétation

IL EST COURANT de parler de Révolution chilienne, aussi bien dans le langage démocrate-chrétien (Revoluciòn en libertad, que dans celui de l’Unité Populaire (Revoluciòn socialista). Cette expression porte à confusion, car elle est entendue comme désignant une révolution de type prolétarien, alors qu’il s’agit de changements qui correspondent à une montée du tertiaire vers le pouvoir.

L’équivoque est entretenue aisément, du fait que le vocabulaire utilisé - à partir d’une tradition européenne - permet à la classe montante de se présenter comme porteuse de missions authentiquement socialistes, c’est-à-dire liquidatrices des structures d’exploitation. Alors qu’il n’est question que de changements de structures, mais non d’élimination de l’exploitation.

L’équivoque - parfois involontaire - est également alimentée par l’exagération des différences entre courants politiques qui reflètent en réalité des catégories sociales exerçant ou cherchant à exercer les mêmes fonctions sociales privilégiées.

L’observation banale suffit souvent à réduire ces nuances jusqu’à leur commun dénominateur : une classe dominante nouvelle, dont le pouvoir s’assoit sur la fonction et non plus sur la propriété.

Contrairement à l’opinion courante, le système politique chilien était, depuis plusieurs décennies, plus ouvert que le système social. C’est là un phénomène qu’un des meilleurs observateurs des réalités politico-sociales, Anibal Pinto, a mis en lumière [1]. La mobilité de la vie politique signifiait que les intérêts des classes dirigeantes - propriétaires fonciers et miniers - ont été défendus, protégés et en grande partie maintenus, non par la création d’un appareil gouvernemental ad hoc, mais grâce à une permanente adaptation des groupes oligarchiques à des poussées politiques non contrôlées, et à la négociation avec des partis qui reflétaient des intérêts et des aspirations différents. Des intérêts et des aspirations qui étaient ceux, essentiellement, des "classes moyennes".

C’est ce qu’un essayiste libéral, Alberto Edwards Vives, constate [2], quand il met en évidence ce que fut le moteur du changement politique : "Au Chili, la rébellion de l’électorat ne partit pas du peuple ouvrier et paysan, mais de ce que nous appelons ici improprement classe moyenne, c’est-à-dire du prolétariat intellectuel que, par son infériorité économique, ses habitudes, ses sentiments et son état d’absolue dépendance, mérite ici ce nom, même dans son sens le plus strict."

Quels sont ces partis, après la Deuxième Guerre mondiale ? Pendant longtemps, le parti radical a fonctionné comme un appareil politique d’une grande souplesse, à la fois protecteur de secteurs de grande propriété terrienne dans le Sud, promoteur de lois favorables à des catégories nombreuses d’employés et de fonctionnaires, inventeur d’entreprises d’Etat. Ce caractère hétérogène du parti radical - par la suite divisé, dépassé, électoralement diminué, car il ne peut plus couvrir des contradictions sociales de plus en plus vives -, n’est pas exceptionnel.

La composition du Parti socialiste révèle qu’il ne s’agit pas d’un parti de classe. C’est un conglomérat où l’on retrouve pêle-mêle des équipes municipales des faubourgs de Santiago, des noyaux actifs à la base et dans l’appareil syndicaux, des bastions électoraux dans l’extrême Sud et l’extrême Nord du pays, des couches intellectuelles partagées par des courants de pensée divergents, qui vont de la social-démocratie de type européen aux techniques révolutionnaires de la prise du pouvoir, en passant par des conceptions d’administration publique honnête et efficace. Le parti ne dispose d’aucune machine centralisée, ses militants souffrent difficilement une quelconque discipline. Une tactique commune est impensable, sauf en période électorale.

L’histoire du Parti socialiste est hachée d’aventures et de scissions. On y trouve même une certaine constante pour le coup de pouce militaire, depuis les "Cent jours" du Major Marmaduke Grove jusqu’à certaines coquetteries avec le pouvoir, à l’époque du Général Ibafiez, et, bien plus tard, un curieux neutralisme adopté lors du "tacnazo" du Général Viaux.

Il n’y a guère que le Parti communiste qui dispose d’un véritable appareil. Il est rodé par près d’un demi-siècle de parfaite soumission aux consignes de la politique extérieure de l’Union Soviétique. Il possède tous les services pouvant se substituer le cas échéant à l’Etat. Et pourtant il ne démontre en aucun secteur une pleine efficacité. Il ne domine entièrement ni la confédération ouvrière – Central Unica de los Trabajadores -, ni les mouvements paysans, ni les centres étudiants. Son quotidien, El Siglo, se vend mal. Par contre le supplément littéraire est apprécié...

Le fait qu’aucun parti populaire - socialiste, communiste, démocrate-chrétien - ne se présente comme parti ouvrier est significatif. Le caractère flou des frontières de classe, l’importance première du magma des "classes moyennes" dans la vie politique du pays s’en trouvent soulignés.

La démocratie chrétienne, née d’une scission du vieux Parti conservateur, est tout aussi "mixte" que ses concurrents. Elle englobe de forts noyaux de "cols blancs ", de professions libérales, mais possède aussi des bases ouvrières, en même temps que ses cadres, universitaires comme la plupart des dirigeants des autres partis, se trouvent à cheval sur les frontières qui séparent la petite industrie privée, l’administration publique, la gestion technique des entreprises et des banques. L’éventail des tendances est d’une correspondante richesse : d’une sorte de progressisme industrialiste, façon New Deal, à des conceptions de communauté sociale d’esprit maritaniste.

Le contrepoids ouvrier, la centrale syndicale, n’a pas - ou fort peu - de vie propre. Elle est manipulée par en haut, suivant le système des fractions politiques. Sa base, étroite jusqu’en 1970, est composée de syndicats agissant au gré d’intérêts strictement professionnels, alors que la "ligne" générale de la Confédération, comme élément de pression, est fixée par les directions politiques. L’exemple le plus net de ce caractère corporatif - entretenu par des partis qui flairent dans toute prise de position autonome des organisations syndicales un relent des anciennes influences anarcho-syndicalistes - est fourni par les travailleurs du cuivre dont l’organisation, malgré les rituelles déclarations révolutionnaires, fonctionne comme un syndicat "gompérien " nord-américain.

Par ailleurs, si une base réelle existe dans divers syndicats professionnels (Cuirs et Peaux, Imprimerie, Bâtiment), les syndicats "industriels" théoriquement plus modernes, sont, jusqu’à l’évènement du gouvernement d’Unité Populaire, sous la dépendance financière patronale, dans une majorité d’entreprises.

Il est à remarquer que la démocratie-chrétienne au pouvoir n’a pas cherché à démanteler la législation qui maintenait à la fois le caractère protégé de certaines organisations de "cols blancs" et la politisation officielle des syndicats de travailleurs manuels. Le P.D.C. s’est borné à se tailler une place dans le Jeu des fractions. On peut y voir une attitude de classe, refusant un droit d’indépendance aux formations ouvrières, une attitude propre à une couche sociale qui ne veut pas être confondue avec le prolétariat, tout en cherchant son appui.

C’est sans doute l’entrée des populations rurales dans la vie sociétaire - et pas seulement dans le jeu électoral - qui fournit l’élément nouveau, impossible à éliminer ensuite. Avec les premières mesures de réforme agraire prises sous le gouvernement Frei, les multiples organisations paysannes commencent à fonctionner, mettent fin à la marginalisation d’une fraction importante de la population. Sans doute ces organisations sont-elles à l’origine marquées par les directives gouvernementales, mais la nature de leurs tâches, le contact direct entre producteurs et production, font que les fédérations, coopératives, groupements divers acquerront rapidement un certain degré d’indépendance.

En l’absence d’un mouvement ouvrier autonome, compte tenu d’une paysannerie encore au stade de la prise de conscience et de l’organisation (par ailleurs de condition et de statut fort différents dans ce pays qui s’allonge sur plus de 4.000 kilomètres), en gardant présent à l’esprit l’existence d’une masse importante de marginaux qui campent aux abords de la capitale, sans travail fixe et sans toit, anxieux de s’intégrer à la société urbaine par n’importe quel moyen, il est possible d’avancer que si ces couches sociales prolétariennes pressent et poussent, rendent évidentes et indispensables les mesures de changement, ce ne sont pas elles qui présentent des solutions aux problèmes essentiels, ni offrent les grandes lignes d’une conquête révolutionnaire, ni disposent des organisations à partir desquelles construire une civilisation nouvelle. Plus banalement, disons que ce ne sont pas ces couches sociales qui définissent la politique de l’Unité Populaire.

En fait, ce sont les directions des divers partis alliés qui s’efforcent de dégager un programme capable de répondre aux multiples exigences d’une société déséquilibrée, de réformer les vieilles structures et d’en créer de nouvelles. Or, ces directions sont essentiellement "tertiaires", intellectuelles, universitaires de formation, convaincues de l’importance de leurs fonctions gestionnaires, déjà favorisées de par l’exercice de ces fonctions ou aspirant à cet exercice. Elles reflètent donc, et leur programme en est le résultat, les intérêts et les aspirations de couches sociales distinctes des catégories les plus pauvres, encore que productrices, au nom desquelles elles prétendent pouvoir parler, et par lesquelles elles entendent se faire porter.

Ainsi, le problème du revenu national n’est pas posé en termes de participation effective de la classe ouvrière et de la paysannerie à la remodélation des structures sociales, ou à la liquidation des hiérarchies, mais de façon limitée, par une répartition nouvelle des revenus, et cela sous l’égide d’une classe dirigeante qui n’est plus l’oligarchie, qui n’est pas la bourgeoisie, mais qui n’est ni le prolétariat des villes ni le prolétariat des champs.

La Corporaciòn de Fomento

LA NAISSANCE et l’évolution d’une politique d’Etat destinée à favoriser ou à imposer le développement économique, peuvent être observés et compris en suivant l’histoire de la Corporaciòn de Fomento, organisme public fondé en avril 1939 et qui, peu à peu, va devenir le propriétaire, l’entrepreneur et Je gérant les plus importants du Chili.

La Corporaciòn, ou CORFO, fonctionne depuis environ 35 ans, mais l’idée d’une mise en valeur des richesses nationales, dépassant les capacités et les intérêts du secteur privé, peut être trouvée dès le début du XX° siècle, avec le professeur Arturo Salazar, partisan d’un plan d’organisation et d’utilisation des ressources hydro-électriques. Conception reprise et enrichie par des études fondamentales menées par l’Institut des Ingénieurs au début des années 30, ses animateurs estimant qu’une politique chilienne de l’électricité était une condition de l’indispensable développement industriel. De même, parmi les économistes, et plus particulièrement à la nouvelle Faculté des Sciences Economiques, des projets fleurissent, qui donnent préférence à l’industrialisation interne plutôt qu’à l’appareil de production fonctionnant pour le seul marché international et soumis à ses fluctuations.

Ces groupes de professionnels, qui abordaient les questions de croissance économique et d’industrialisation en dehors des habituelles considérations politiques, se trouvèrent placés à l’avant-scène de la vie publique et nantis de pouvoirs propres, à la suite de deux évènements circonstanciels : l’élection à la Présidence de la République du candidat du Front Populaire, le radical Aguirre Cerda (octobre 1938), et le désastre provoqué par le tremblement de terre (janvier 1939), qui dévasta la région du centre sud du pays.

Pedro Aguirre Cerda avait publié deux études, plusieurs années avant son élection : El Problema Agrario et El Problema industrial, où il exposait les raisons pour lesquelles une direction organisée de l’économie nationale était devenue nécessaire. Le Chili avait été durement affecté par la crise mondiale qui s’ouvrit en 1929. Ses exportations croulèrent et ses importations furent réduites de 60 %. Le chômage s’installa et des foules de sans travail venues des provinces septentrionales affluèrent vers la capitale. Le gouvernement du général Carlos Ibafiez fut balayé. Une longue période d’instabilité politique s’ouvrit, avec une succession de gouvernements éphémères, des remous au sein des Forces Armées, une tentative fugace de régime socialiste (Marmaduke Grove), et finalement l’ascension à la Présidence d’ Arturo Alessandri. La production reprit lentement, avec le démarrage de l’alimentation et de l’habillement.

Les faiblesses, le désordre de l’économie oligarco-bourgeoise étaient devenus flagrants. De même que les routines de la vieille politique ne pouvaient faire éclore l’imagination. Si bien que le besoin d’une planification, d’un programme de restructuration économique se fit sentir, pour répondre à l’anxiété des classes laborieuses et des couches moyennes qui avaient le plus souffert de la crise.

Le séisme qui affecta Chillàn, Concepciòn y Los Angeles, c’est-à-dire une des régions les plus actives du pays, tua 30.000 habitants et laissa un amas de ruines. Des mesures d’ampleur nationale devaient être prises. Le gouvernement soumit - dès février 1939 -, un projet de reconstruction à la Chambre et au Sénat, où les droites conservaient la majorité. Le financement du projet devait être obtenu par un emprunt extérieur, mais aussi, pour tenir compte d’une dette déjà très lourde, par le développement de la production nationale, œuvre dont serait chargé un organisme autonome, à caractère permanent.

Les débats devant les Chambres furent animés, car le porte-parole des droites conservatrices au Sénat comprit la portée du projet, l’accroissement du pouvoir de l’Exécutif qu’il signifiait, et il tenta de dissocier les deux faces de la proposition gouvernementale : celle qui avait trait au secours des sinistrés, et celle qui concernait l’expansion planifiée de l’industrie. Ce sénateur, Héctor Rodriguez de la Sotta, affirma qu’un nouvel impôt sur le cuivre suffirait à garantir l’emprunt. Finalement, les arguments du ministre des Finances, Roberto Wachholtz, l’emportèrent, et les voix de quelques parlementaires de droite, pressés de voir leurs électeurs bénéficier de secours immédiats, lui donnèrent la majorité.

La naissance de la CORFO ne passionna pas l’opinion publique, et la presse n’en fit pas de grands titres. Dès mai 1939, la nouvelle institution se mit à fonctionner, animée principalement par des ingénieurs. L’un d’eux, Reinaldo Herbecker, a pu rappeler que l’ambiance qui régnait parmi les premières équipes était celle "d’un grand optimisme, nette, stimulante, imprégnée du désir de servir, d’un haut niveau intellectuel et, par dessus tout, apolitique" [3].

Cette technocratie sans esprit partisan, où la volonté de pouvoir politique était absente, allait, au cours des cinq premières années de son existence, créer la Compagnie de l’ Acier du Pacifique (CAP), l’Entreprise Nationale d’Electricité (ENDESA), l’Entreprise Nationale du Pétrole (ENAP). En plus de ces aventures de belle carrure, une série de travaux de recherches et un vaste programme d’incitations à l’expansion et à la modernisation étaient lancés : exploration des gisements pétrolifères de l’extrême Sud, inventaire des ressources hydro-électriques, industrialisation des matières premières, extension des industries existantes. Le plan d’action comprenait un secteur prioritaire pour les industries de base - dont l’Etat était propriétaire -, et un secteur "appuyé" par des crédits l’Etat, qui demeurait entre les mains d’entreprises privées.

L’étape suivante (1952-1958) se ressent de divers facteurs modérateurs. Il s’agit évidemment du changement d’orientation qui correspond à la politique des gouvernements succédant aux ministères de Front Populaire. Il faut également tenir compte du nombre limité d’économistes, techniciens et organisateurs, occupés full time par les services de la CORFO. Mais aussi, et surtout, la période d’expansion industrielle, favorisée par la nécessité - la guerre mondiale - de créer des centres de production fournissant marchandises et outillages en remplacement des produits traditionnellement importés, prend fin. La concurrence internationale se manifeste à nouveau en force. Les entrepreneurs privés, de leur côté, ont bénéficié de la mise en place d’une infrastructure solide (combustibles, énergie, sidérurgie), et reprennent l’initiative, pèsent sur les décisions gouvernementales.

Si la CORFO lance encore des entreprises et conserve son esprit d’initiative (télécommunications, Plan hôtelier, centres de recherches agricoles, études géologiques, Institut de Pêcheries), ses activités principales deviennent celles d’un établissement de crédit public. Plusieurs de ses créations - et notamment la Compagnie de l’Acier du Pacifique - passent sous le contrôle - majoritaire - du secteur privé.

La CAP repassera sous le contrôle de l’Etat avec le gouvernement du President Frei. Après le triomphe démocrate-chrétien, le rôle de la CORFO reprend de l’ampleur. Pétrochimie, cellulose, pêcheries, cuivre "chilénisé", sont les nouveaux domaines qui deviennent secteurs d’intérêt ou de propriété publics. En 1967, la Corporaciòn possédait déjà un actif de 1.000 millions de dollars et occupait 60.000 personnes. Elle va encore grandir, Sa politique - ou son "apolitisme" - n’a guère changé, et le pragmatisme demeure de règle. A cela près que ses animateurs sont devenus conscients de l’importance que revêtent la nature et les desseins de l’administration gouvernementale. Ils découvrent aussi que la continuité de l’action planificatrice et de l’incitation au développement ne peut être assurée que dans la mesure où une claire vision de la fonction "technocratique" sera entretenue et se traduira, au-delà des variations de politique électorale, par le maintien de leur pouvoir propre.

Les préférences et les choix des cadres animateurs de la CORFO iront à la démocratie chrétienne et aux partis de gauche, sans que les tendances signifient une modification fondamentale de la conception qu’ils ont de leur rôle, ni qu’elles brisent une certaine solidarité professionnelle interne. Pour ces manieurs de la règle a calcul, la question est de savoir où placer la virgule qui permet de rattacher la prévision technocratique aux réalités.

L’expérience de l’Unité Populaire, avec la Présidence de Salvador Allende, donnera à la CORFO un pouvoir économique décisif. Elle la gonflera aussi d’un personnel nouveau, accentuera les divergences entre les "ancien" et les "modernes", la flanquera d’un grand nombre d’organismes spécialisés, mais, semble-t-il, sans faire éclater la solidarité de fonction.

Programme Commun et ambiguïtés

L’IDÉE CENTRALE du programme d’Unité Populaire est la création d’un "domaine social" qui couvrira, par expropriations, nationalisations et contrôles divers, les ressources naturelles - en commençant par le cuivre -, les sociétés de crédit et les principales usines de produits manufacturés. La rapidité suivant laquelle le programme est appliqué correspond à la volonté d’atteindre un point de non retour, de knockouter une oligarchie sur le déclin et d’enlever à une bourgeoisie sans ambition ni vision ses places fortes, plus forteresses d’intérêts acquis qu’avant-postes pionniers d’une croissance économique dynamique.

En un an environ, la CORFO se trouvera à la tête d’un nombre considérable d’établissements de crédits, d’usines, d’administrations et de services, et gérante de l’ensemble du domaine nationalisé.

Pourtant, cette transformation sociale, cette victoire du programme de l’Unité Populaire couvrent bien des contradictions et vont en développer d’autres, mortelles.

A reprendre les chiffres du scrutin qui, au printemps - de l’hémisphère Sud - 1970, fixa la répartition des opinions politiques, on comprend mieux les limites entre lesquelles l’expérience Allende pouvait avoir des chances de réussir.

Pour l’élection présidentielle, il y avait environ 3 millions 540.000 électeurs inscrits, un total en nette augmentation sur les précédentes consultations. Sur cette masse électorale, 600.000 abstentions. Un million 75.616 marquèrent leur préférence pour le candidat de l’Unité Populaire (soit 36,30 % des votants) : un million 36.278 allèrent au candidat "national" Jorge Alessandri (34,98 %) ; enfin 824,849 choisirent le porte-drapeau de la démocratie chrétienne, Rodomiro Tomic (27,84 %).

Une observation plus détaillée permet de constater que la victoire relative d’Allende - la première minorité -, est basée sur son avance dans les provinces du Nord (Tarapaca, Antofagasta, Atacama, notamment), dans certaines provinces du Sud (Arauco, Magallanes), et sur une nette supériorité dans la province de Concepciòn (métallurgie et mines de charbon). Alessandri est majoritaire dans le Grand Santiago. Tomic ne l’emporte que dans une seule province, celle de Valparaiso. Encore faut-il remarquer · que la "solitude" démocrate-chrétienne atteint une moyenne respectable, rarement inférieure aux 25 %.

La diversité des groupes d’intérêts immédiats ou permanents, qui cohabitent au sein du conglomérat de l’Unité Populaire - mais aussi dans une opposition disparate - va exiger, tant des directions politiques que des centres d’orientation économique, une extrême souplesse.

En raison de l’étroitesse de la base électorale du Président, l’habileté de manœuvre apparait comme un facteur essentiel. La volonté politique doit s’imposer sur le plan tactique (agglutiner un maximum de secteurs sociaux, même si leurs perspectives ne sont pas solidaires, pour contrebalancer les pouvoirs de fait des couches sociales privilégiées), et aussi dans le domaine stratégique (créer des bases, des nouvelles structures, indispensables pour stabiliser le pouvoir politique nouvellement installé). Appeler au rassemblement de tout ce qui est contre le passé, contre l’oligarchie ; installer des hommes sûrs aux postes clés, contrôler les administrations, créer de nouveaux services.

Cette volonté politique s’affirme, au cours de la première année de la Présidence Allende, dans une ambiance plutôt favorable. Dans ce laps de temps, une profonde refonte des mécanismes économiques est réalisée. Jusqu’à la fin de l’année 1971, la plupart des grandes réformes bénéficient de l’appui d’une majorité parlementaire confortable, alors que l’Unité Populaire ne contrôle ni la Chambre, ni le Sénat. La nationalisation du cuivre, par exemple, est votée à la quasi unanimité des voix.

Allende reçoit l’appui presque constant du groupe démocrate chrétien - le P.D.C. demeurant le parti le plus voté - pour faire passer ses projets de loi. Ce soutien résulte bien entendu de multiples et constantes négociations. A tous les niveaux. Dans tous les domaines. Depuis l’accord passé entre la démocratie chrétienne et le candidat à la Présidence (avant le nécessaire vote des Chambres, puisque Allende n’a été porté que par un bon tiers des suffrages), et qui garantissait le respect des libertés essentielles (d’opinion, d’association, de presse, de circulation), d’innombrables tractations portèrent sur des problèmes concrets : désignation du personnel diplomatique, degré de centralisation des nouveaux organismes d’Etat, droits de la magistrature, etc.

Ces marchandages n’excluent pas pour autant les luttes d’influence entre communistes, socialistes, Mapu [4], radicaux, entre eux et d’une part, entre démocrates chrétiens et "indépendants", entre eux et d’autre part. Dans les syndicats, à l’université, dans les trois fédérations paysannes. Jusqu’à la détérioration de l’économie et des finances, ce jeu subtil se poursuivra. Ce qui est à retenir, c’est que le Président, malgré sa fonction officielle de guide et d’arbitre, subit les pressions plus qu’il n’en joue. Il ne dispose même pas de "son" parti, le Parti socialiste, lequel échappe à son influence et mène souvent une politique particulière, avant que le secrétariat ne tombe sous l’influence d’une extrême gauche proche du M.I.R. [5].

Les luttes politiques ne sont pas absentes dans les choix ou les conduites économiques. Ainsi, la nomination d’administrateurs de sociétés nationalisées suivant des critères d’appartenance à des organisations ou des fractions ne favorise pas le niveau de production. Un directeur socialiste, un sous directeur communiste, un chef du personnel chrétien de gauche et un secrétaire général radical ne sont pas garanties de bonne administration, technique ou commerciale. Ce serait plutôt le contraire.

Sur un autre plan, les conséquences d’une politique de relèvement des salaires, prévue à la fois pour donner un coup de fouet au marché intérieur - et pour conditionner les élections législatives -, mirent a nu la maigre capacité de production des biens de consommation, et conduisirent à une inflation - beaucoup de billets et peu de marchandises - que par la suite il devint impossible de contrôler.

Le défilé des ministres de l’Economie (Vuskovic, puis Matus, puis un communiste), ne correspondait point tant à des modifications de la scène politique qu’à l’expérimentation successive de méthodes d’intervention de l’Etat, tentées par les membres d’un même groupe de pouvoir technocratique, allié à, imbriqué dans un pouvoir politique, lui-même à la recherche d’un équilibre dans le mouvement. Car ce groupe ne pouvait agir en toute sérénité, devait tenir compte des réactions populaires, de leur degré de consentement ou de mécontentement, et de la prise en considération ou de la manipulation de ces réactions par les partis, gouvernementaux ou d’opposition. Il se développera donc une tension, voire des conflits, entre le secteur intellectuel technocratique, occupant le pouvoir économique au sommet, et le secteur intellectuel politique, plus sensible aux fluctuations de la base-clientèle. Les uns et les autres solidaires de l’expérience Allende, mais lui donnant une signification distincte.

Les Forces Armées

L’ABSENCE de machine politique dont Allende pourrait disposer, pour étayer son pouvoir officiel, pour lui permettre de manifester sa présence et son influence à tous les degrés de la vie publique, explique en grande partie son attitude envers les Forces Armées. Dès son élection, il prend un soin particulier â établir et à maintenir des contacts constants avec les officiers supérieurs et généraux. Il ne prend aucune décision importante sans se soucier de leur opinion. Il accorde des augmentations de soldes (et en cela, objectivement, il ne fait que suivre une tradition qui veut que les gouvernements de droite négligent les intérêts de l’armée, alors que les régimes de gauche favorisent les reclassements et lui accordent un statut avantageux), répond à leurs demandes de modernisation du matériel.

Quand les tiraillements entre fractions politiques menacent de conduire à l’écartèlement et à la rupture de l’unité nationale, Allende s’adresse aux Forces Armées comme représentantes symboliques et de fait de "l’intérêt supérieur", du pays. C’est ainsi que la recherche d’une solution pour les problèmes de l’ordre, du ravitaillement, de la lutte contre les menaces des fractions armées - de gauche et de droite - leur est confiée. Il y aura bientôt un ministre de l’Intérieur qui sera militaire.

L’habileté du Président Allende est de tenter de conjuguer des tendances et des forces de nature contraire, pour le triomphe d’une seule politique. L’équilibre est constamment cherché, non par l’élimination de l’une ou l’autre fraction, mais par leur coexistence acceptée ou imposée. Bien que sa garde personnelle est composée d’éléments miristes, et que son service de renseignements comporte de nombreux éléments d’extrême-gauche, Allende présente et défend les Forces Armées comme le garant institutionnel de la légalité qu’il incarne, d’une légalité qui prépare le socialisme et y conduit.

C’est là une habileté qui donne des résultats tant que les problèmes relèvent de dosages et de rythmes. Elle est inutile, inefficace, quand les questions à résoudre s’appellent inflation, chute de la production, paupérisation des classes moyennes.

Jusqu’en 1972, les Forces Armées offrent l’apparence d’une institution sans fissures. Elles présentent â toutes les nuances de l’opinion la garantie de leur discipline et de leur loyauté. Au gouvernement d’Unité Populaire, elles confèrent le sceau constitutionnel. Pour les opposants, elles constituent le garde-fou protégeant contre d’éventuelles initiatives extra-légales du pouvoir. Pour de larges fractions de la population, elles témoignent de la continuité d’une vie nationale, agitée certes par le changement et le progrès, mais qui laisse à chacun ses droits et ses libertés.

L’entrée de représentants de la société militaire dans le gouvernement brouille quelque peu l’image des Forces Armées se limitant à exercer leur profession. Mais les ministères qu’ils occupent sont en quelque sorte d’intérêt général : maintien de l’ordre, services publics, ravitaillement.

Ce qui est à la rigueur admissible par une opinion déchirée, l’est beaucoup moins pour les cadres militaires eux-mêmes. Les Forces Armées ont été appelées à jouer un rôle civil, et il leur a été reconnu une fonction qui les place au dessus des partis. Ils pourront éventuellement revendiquer les droits que cette reconnaissance implique.

En dehors de l’habituelle majorité de militaires qui se bornent à exercer le métier de leur choix, plus intéressés par les problèmes de solde et d’avancement que par les questions politiques, il existe évidemment des groupes d’affinité, des sympathisants, des partisans de l’une ou l’autre tendance. Allende est parvenu, en partie par ses amitiés maçonniques, à se ménager un clan qui lui est favorable. Il existe aussi des noyaux proches de la démocratie chrétienne, comme il est des fractions de tradition conservatrice, et des cercles nettement fascistes, en tout cas d’esprit autoritaire.

Aussi longtemps que l’expérience Allende se poursuit et que ses résultats à moyen terme ne peuvent être prévus de façon absolue, les Forces Armées demeurent unies, quelles que soient les divergences d’opinion qui se manifestent en leur sein. Par ailleurs les élections ont indiqué que la base populaire d’ Allende ne s’effondre pas, qu’elle peut s’élargir, qu’elle refuse tout retour au passé. Les négociations se poursuivent entre partis d’Unité Populaire et démocratie chrétienne, si bien qu’il n’est pas exclu qu’une entente n’en surgisse, qui ramènerait le pays à une certaine concorde, à un certain équilibre, à une certaine unité.

C’est quand les pourparlers s’enlisent, qu’une issue marchandée s’avère impossible, qu’une grande partie des classes moyennes basculent dans l’opposition (grèves des commerçants, des professionnels, des transporteurs), que les Forces Armées prennent conscience et de leur caractère de machine de pouvoir couvrant l’ensemble du territoire, seule machine fonctionnant alors que les appareils politiques démontrent leur impuissance, et aussi du danger qui les menace : l’éclatement de l’institution, le déchirement de la société militaire en autant de fractions que de partis politiques. Dès cet instant le coup d’Etat devient possible et probable, car il représente la seule issue qui permettra de sauvegarder l’unité organique des quatre armes, et leur solidarité.

L’appel de la gauche du Parti socialiste et du MIR à préparer l’inévitable affrontement armé ne fait que précipiter la décision, car il apparait aux officiers et aux généraux qu’une fraction de l’Unité Populaire, que le gouvernement ou la Présidence ne sont plus en mesure d’éliminer, rompt le pacte qu’Allende avait ouvertement conclu. Impossible de soutenir un gouvernement qui s’appuie sur les Forces Armées si, en même temps, une partie des organisations qui appuient le gouvernement s’ingénient à créer des groupes de combat dirigés contre l’armée, et créent des cellules révolutionnaires au sein des unités de marine et d’infanterie.

Dès mai et juin 1973, le coup d’Etat est considéré comme inévitable. Ce qui demeure imprécis, c’est le sens que prendra le putsch. Car s’il existe des partisans et des adversaires du "coup", les desseins des premiers sont contradictoires. Il existe une fraction qui veut prendre le pouvoir pour "entourer" le Président Allende jusqu’à la fin du mandat de celui-ci ; il en est une autre qui considère que la prise du pouvoir doit conduire dans les plus brefs délais à une nouvelle consultation électorale, laquelle donnera au pays un nouveau Président et des assemblées à majorité bien définie ; il en est une troisième qui condamne le système parlementaire en bloc et désire installer un gouvernement composé exclusivement de militaires et de techniciens.

Il est probable que ces tendances ont l’une et l’autre participé au putsch, avec les luttes internes que l’on peut imaginer. Le facteur important - constant dans la plupart des armées d’Amérique latine - est la nécessité profondément ressentie par les Forces Armées de maintenir leur unité, leur cohésion, en tant qu’institution, et par delà les questions d’orientation. Le pouvoir est plus important que le programme ; le programme reflète en premier lieu les besoins de la continuité du pouvoir.

Du consentement général au putsch

POUR ESSAYER de dégager l’essentiel du processus qui se termine - provisoirement - par le coup militaire, trois aspects peuvent être grosso modo envisagés. Celui des conditions politiques et sociales générales, celui des données économiques et de leur évolution, celui enfin des machines de pouvoir et de leur degré d’efficacité.

Il existait un consensus largement majoritaire dans l’opinion pour une modernisation du Chili, son développement économique, l’élimination des vieilles couches dirigeantes, inutiles et douteuses. Ce courant majoritaire, qui porte à la fois les partis de gauche - socialiste et communiste - et le parti démocrate-chrétien, n’est uni que par la commune volonté de changement, par la condamnation de l’oligarchie terrienne et spéculatrice. Par contre, il se divise socialement entre travailleurs manuels et salariés du tertiaire ; il se différencie entre éléments déjà intégrés dans le secteur des entreprises modernes - privées, d’Etat ou étrangères - et éléments cherchant cette intégration ; entre partisans d’une planification dans laquelle l’entreprise privée demeure partiellement motrice, et partisans d’une économie où l’Etat serait le propriétaire et l’entrepreneur décisifs, voire uniques.

Tant qu’il s’agit de démanteler les vieux bastions oligarchiques, la politique d’Allende reçoit un soutien que l’on peut qualifier de sincère. Dès que s’ébauche un type de société nouvelle, les divergences apparaissent et des reclassements· s’opèrent. Alors que dans l’administration publique, dans les banques, parmi les "cadres" des entreprises, les catégories de "cols blancs" s’efforcent d’obtenir des responsabilités plus étendues et des avantages matériels qu’elles estiment leur revenir (c’est la volonté d’ascension dans le système), on assiste à l’irruption de bataillons neufs, aptes aux mêmes fonctions, qui motivent leur entrée par les exigences d’une complète restructuration des administrations, services et entreprises (c’est l’ascension dans un nouveau système). Aux anciennes clientèles, qui désirent sortir de leur médiocrité et de leur dépendance, mais à partir de situations existantes et connues, s’opposent les mouvances de générations nouvelles, des "disponibles >, des sous-employés, des politiques.

Tout naturellement, les premiers ont tendance à favoriser un certain continuisme et à préconiser une évolution contrôlée ; les seconds cherchent à se faire porter par les revendications des couches sociales les plus déshéritées, à réclamer des mutations fondamentales. A longue échéance, les intérêts des uns et des autres sont identiques. Dans l’immédiat, ils sont concurrents. Si bien que dès l’instant où les niveaux de production baisseront au point d’exiger un choix, le clivage s’opèrera entre "anciens" et "nouveaux", non seulement suivant les frontières des partis (communiste, socialiste, MIR, démocrate chrétien) mais encore au sein même de ces partis.

L’angle économique fournit d’autres éclairages. La qualité des économistes de l’Unité Populaire est indiscutable. Les mesures qu’ils prennent et font prendre sont d’une parfaite logique. Créer un secteur d’Etat majoritaire qui permettra de contrôler la production et d’en assurer le développement rationnel, provoquer l’élargissement d’un marché intérieur indispensable à toute industrialisation, s’emparer des sources de crédit, accélérer la réforme agraire et disposer ainsi de nouvelles masses de main-d’œuvre, équilibrer les circuits de commerce extérieur en favorisant les relations avec l’Europe et les pays d’Amérique latine, de façon à échapper à l’emprise trop exclusive des Etats Unis, sont autant d’objectifs intelligents. Ce qui est moins enthousiasmant, c’est le caractère mécanique, technocratique, des décrets, et une certaine obsession idéologique.

Pour ne prendre qu’un exemple : les théoriciens gouvernementaux s’imaginent que la nationalisation d’une grande entreprise représente en soi une solution. Ils vont découvrir que cette mesure s’effectue avec, pour, malgré ou contre des hommes, et qu’une entreprise n’est pas seulement un ensemble de bâtiments et de machines, plus quelques bureaux d’études et des consignes du Plan, mais un personnel, avec ses hiérarchies internes, ses communautés, ses traditions, ses rivalités, ses règles non écrites. Ce n’est qu’au bout de deux ans que sera reconnue une évidence : à savoir que la main d’œuvre employée dans une usine n’a de rendement que dans la mesure où elle veut travailler ou y est contrainte. Or l’idée d’autogestion est parfaitement absente, non seulement du programme d’Unité Populaire, mais encore des préoccupations des intellectuels, politiques ou économistes. L’ouvrier est présent en tant qu’électeur, manifestant, salarié, bénéficiaire de mesures sociales. Il est parfaitement absent de la conception même d’une nouvelle société.

Parmi les conquêtes que le Gouvernement d’Unité Populaire peut inscrire à son actif, figurent en bonne place la redistribution du revenu et l’absorption du chômage.

Effectivement, les catégories les plus miséreuses, c’est-à-dire les manœuvres et les travailleurs non qualifiés, qui devaient se contenter du salario vital (salaire minimum) virent leurs revenus augmenter nettement. En 1971 le montant des salaires et traitements fut nominalement élevé de 45 %. Si l’on s’en tient aux chiffres des Nations Unies, il peut être observé que, de 1970 à 1973, le revenu national se redistribue au détriment de la classe aisée (5 % de la population dont la part du revenu tombe de 30 % à 24,7 %) ; au bénéfice des couches les plus pauvres (de 16,1 % à 17,6 %) , et aussi des "classes moyennes" (de 53,9 % à 57,7 %). Cette redistribution est donc significative, en ce sens que les classes moyennes, généralement "cols blancs ", bien qu’inférieures en nombre à la classe ouvrière, obtiennent des avantages qui améliorent leurs relatifs privilèges antérieurs.

Si l’on abandonne ces chiffres globaux pour examiner de plus près une réalité complexe, on s’aperçoit que les travailleurs mal payés connaissent un relèvement significatif de leurs salaires. Cette amélioration, qui relance pendant une première période le commerce et la production des marchandises de consommation immédiate, va se réduire dès le moment où l’inflation s’installe, que les prix grimpent et que la raréfaction des produits conduit à l’installation d’un vaste marché noir [6].

D’autre part, si les employés, fonctionnaires et cols blancs bénéficient de la même hausse des salaires, et qu’en partie ils accèdent à des postes de pouvoir, par le truchement des partis politiques ou par la création de services nouveaux, il n’en va pas de même pour une fraction importante des classes moyennes, professionnels surtout, qui perdent toute garantie et toute stabilité. C’est le cas des médecins, des artisans, boutiquiers, petits industriels, transporteurs, dont les activités se trouvaient étroitement dépendantes de l’ancienne société, et qui ne voient pas comment s’adapter à un régime dont la formation se trouve marquée par la ruée des "disponibles" à diplômes ou protégés. Le chômage est en partie résorbé, au cours des années 1971 et 1972. Cela, grâce aux investissements publics favorisant la construction de logements et les grands travaux. Mais il s’agit aussi d’une opération visant à créer une clientèle, d’une politique de recrutement qui est payée par une dette intérieure qui gonfle rapidement. Une politique qui tient compte non pas des données économiques, mais surtout des élections municipales, et dont les résultats doivent transformer la "première minorité" de l’U.P. en majorité. Un résultat qui sera presque atteint, au prix d’une accélération de la décomposition économique.

L’entrée de nouveaux travailleurs dans les circuits de production ou dans les services n’entraine pas une augmentation de cette production. Au contraire, les rendements diminuent dans les mines et dans le bâtiment. Une étude du département d’économie de l’Université de Chili signale, pour le 2ème semestre 1972, que la productivité moyenne globale a diminué de 7,7 % dans les mines, de 8,9 % dans le bâtiment, de 4,5 % dans l’industrie. Encore, s’agit-il là de données officielles, qui dorent la pilule. Les directions politiques, la dépendance partisane d’une partie de la main d’œuvre, la recherche permanente de denrées alimentaires ou de produits d’usage courant, avec queues et attentes, ne sont pas des facteurs qui favorisent la productivité, ni le goût au travail.

L’Office de Planification (ODEPLAN), peut parler de développement et de croissance, mais ses tableaux font figurer des "estimations" et non des résultats, pour l’année 1972. Les seules rubriques où ses prévisions ont quelque chance d’être vérifiées, quand il est question de moyenne annuelle de croissance du produit géographique par secteur, sont ceux qui correspondent à l’administration publique (5,8 %) et des services (7,5 %).

Pour d’autres domaines les espérances s’effondrent rapidement. D’une part il est évidemment difficile d’obtenir des crédits nord-américains dans une période où les entreprises nord-américaines sont expropriées. D’autre part, l’ampleur et les facilités de crédit escomptés auprès du Comecon ne correspondent que de très loin aux formules de propagande. Ce sont en définitive les cours du cuivre, nationalisé ou non, qui demeurent essentiels et conditionnent en grande partie la santé de l’économie chilienne.

La prolifération des bureaux et organismes d’études et de planification illustre le côté quasi-magique que nombre d’intellectuels accordent à la centralisation hautement technifiée - et de bonne volonté -. Le dernier exemple en sera donné par cet extraordinaire plan de contrôle par machines computatrices, adopté au début de 1973, et qui devait, selon son "concepteur", l’ Anglais Stafford Beer, permettre aux organes supérieurs du Plan de surveiller quotidiennement tous les centres de production, et rendre possible les rectifications, modifications, accélérations, réductions, compensations, jusqu’à une parfaite harmonie, de l’ensemble des forces productives de la nation. Une immense entreprise cybernétique, dont sept "sages" auraient eu la direction et l’usage. Alors qu’il devenait impossible de trouver une tranche de jambon ou un paquet de cigarettes sans passer par le "noir "...

On imagine sans peine qu’entre les directions des formations politiques et les têtes pensantes de l’économie dirigée, quelques problèmes, quelques différends se sont présentés, et qu’entre les divers centres de pouvoir, officiellement rassemblés en une même coalition, l’arbitrage du Président était malaisé, pour autant qu’il fut possible.

Entre le pouvoir présidentiel et le pouvoir parlementaire, l’opinion, même ballottée et contrastée, donne longtemps une impression de continuité. Pour tout dire, la société semble encore fonctionner suivant des règles communes. Ce n’est que quand l’autorité publique se révèle être minée par les querelles intérieures, quand radicaux et indépendants quittent le navire, que le Parti communiste critique et dénonce les "irresponsables" de la coalition, que le Président doit recourir à l’armée pour plâtrer les lézardes gouvernementales, que le sentiment d’un vide grandissant se développe.

Il en va de même du côté de l’opposition, où démocrates chrétiens et "nationaux" finissent par se rendre compte que leurs luttes, dans la presse et au Parlement n’embrassent plus la totalité des problèmes, et que l’effondrement économique fait de la scène politique un théâtre d’ombres.

Les appareils des partis n’ont plus la force de s’imposer, les alliances appartiennent au passé et n’ont plus aucune solidité. La centrale syndicale est dirigée contradictoirement selon les instances nationales, régionales ou professionnelles. Services et entreprises sont politisés au point d’en être paralysés.

Les Forces Armées peuvent prendre le pouvoir. En fait, aucune organisation ne s’y opposera. Il n’y aura ni tentative de grève générale, ni lutte armée de quelque ampleur [7]. La Junte n’aura ni programme, ni perspective, ni doctrine. Elle improvisera, et de la façon la plus balourde. Mais elle possède ce que les autres n’ont plus : une machine de pouvoir et, pour commencer, de répression.

Les luttes d’influence

C’EST LE PARTI COMMUNISTE qui se comporte comme l’élément modérateur dans l’alliance composite de l’Unité Populaire. Il doit à la fois tendre à réduire ou à éliminer la présence des intérêts nord-américains, et chercher à éviter que l’expérience ne prenne l’allure d’une aventure échappant au contrôle du gouvernement en place. Aller aussi loin que possible dans l’intégration du Parti dans le nouveau système, mais conserver l’image d’une organisation responsable, disciplinée.

Les journaux russes témoignent d’une grande prudence dans la présentation de la politique d’Unité Populaire. Il y est plus souvent question de démocratie avancée, d’indépendance nationale, que de socialisme. De son côté Luis Corvalan, fera des déclarations significatives à l’Institut latino-américain de Moscou, en 1971 : "L’Union Soviétique ne tient pas à prendre sur ses épaules, après le sucre cubain, le poids du cuivre chilien ". La ligne du PC chilien est ainsi toute tracée. Il s’agira de conserver un langage révolutionnaire, tout en manœuvrant au plus près pour maintenir l’expérience dans les limites admises par le jeu des relations internationales. Une certaine préférence se manifestera, fréquemment, encore que sans résultat, pour élargir la base électorale, pour enrichir l’équipe gouvernementale de l’U.P., par l’entrée des démocrates chrétiens - en tant que parti ou au nom d’une fraction - dans le mouvement "progressiste". Jusqu’à la veille du putsch, le PC recherchera cette issue, qu’Allende accepterait sans doute s’il pouvait compter sur son propre parti.

Quand le secrétaire général du PC chilien analyse l’état de la réforme agraire, en août 1972, il souligne l’importance de la réforme et sa signification profonde, celle de l’élimination définitive de l’oligarchie terrienne. Il s’empresse de tenir compte des inquiétudes et réticences des catégories paysannes envers les procédés bureaucratiques des planificateurs d’Etat, déclare que le problème des populations indiennes (Mapuches) est pratiquement insoluble, car il exigerait une redistribution des terres suivant des critères ethniques, assure les petits propriétaires de la compréhension du gouvernement et de sa volonté de ne pas les exproprier, condamne les extrémismes, promet aux jeunes ruraux des carrières nouvelles que leur ouvrira l’enseignement technique. En bref, il rassure.

Ce n’est qu’en cherchant dans ce long exposé [8] quelques phrases perdues et noyées que l’on retrouve les éléments d’une politique à plus lointaine échéance : rôle des conseils paysans d’avant-garde - c’est-à-dire des cellules du Parti -, programme de crédits établi par l’administration centrale - ce qui donnera aux instances supérieures tous moyens de pression ou de discrimination politique -, et enfin "nécessité que les centres de production se transforment en fermes d’Etat modèles". Cela, c’est la mise en place des dispositifs d’un éventuel pouvoir mieux ou totalement contrôlé par un Parti dirigeant. L’échéance en parait fort éloignée.

Le M.I.R., formé principalement d’éléments intellectuels, universitaires, professionnels, en majorité jeunes, présente une double face. Peu étoffé numériquement, il cherche à élargir son influence - limitée à la population peu stable des établissements d’enseignement — et à fixer sa tactique - fluctuant au gré des modes extrémistes : castrisme, guévarisme, Tupamaros - en "travaillant" les franges de population non encore encadrées. Il s’agit notamment des populations des bidonvilles - les callampas - qui ont de tous temps fourni des milieux favorables aussi bien aux démagogies ou aux paternalismes de droite qu’aux partis de gauche, les uns et les autres se présentant comme capables de jouer un rôle protecteur.

Il doit simultanément capitaliser cette influence pour négocier sa participation à certains services de l’administration nouvelle et se présenter comme une force d’opposition "positive", exigeant une politique plus radicale. Il préconise une réforme agraire plus rapide et s’appliquant même aux propriétés de taille moyenne, mais ne pourra effectivement propager ces consignes et tenter d’y intéresser les populations rurales qu’en se servant des moyens matériels des divers services de réforme agraire. D’où l’équivoque, parfois rentable, du militant-fonctionnaire.

C’est cependant la pénétration du Parti Socialiste, l’influence exercée sur certains de ses militants qui donneront au M.I.R. une plus large audience et lui permettront de présenter des solutions alternatives, dépassant les démarches plus précautionneuses du Président. Une tactique de derniers venus, activistes et concurrents. On y décèle aisément une volonté d’encadrement et d’utilisation des "masses". Cette tactique, toute phraséologie mise à part, correspond au désir d’entrer plus avant dans le système des fonctions dirigeantes. Un désir que l’Exécutif tentera souvent de combler, en termes individuels ou de groupes, pour faire la part du feu contre un certain gauchisme.

Pour étayer cette interprétation qui pourrait paraitre choquante, rappelons les paroles du leader miriste Miguel Enriquez [9] : "Si tu n’as pas conquis le pouvoir, tu ne détiens qu’une partie, qu’une portion de l’appareil d’Etat. Tu trouves alors une série de limitations et la présence d’autres secteurs de l’appareil d’Etat qui sont absolument opposés. Tu es face à un ensemble de forces défavorables. Tu dois définir tes objectifs. Quels sont ces objectifs ? La conquête du pouvoir. Pour cela tu as besoin d’une force. Le problème est de savoir comment accumuler des forces. Tu découvres que tu disposes de deux grands instruments dans tes mains. Une portion de l’appareil d’Etat et ton ancrage dans le mouvement des masses. Maintenant, qu’est-ce qui s’est passé ? On n’accumule pas des forces parce que l’on ne s’est pas lancé sur l’ensemble du peuple, parce que les revendications de l’ensemble du peuple n’ont pas été dressées, parce que l’on n’a pas suffisamment mobilisé le mouvement des masses, parce que l’on s’est limité aux accords parlementaires. On n’a pas mis la portion de l’appareil d’Etat au service de la mobilisation des masses. C’est la routine du système qui prévaut donc, et aussi la contradiction entre l’ensemble de l’appareil d’Etat, quels que soient ses secteurs, et le mouvement des masses..."

La tendance gauchiste du Parti Socialiste, qui finira par triompher sous la direction du sénateur Carlos Altamirano, adopte une attitude à peu près semblable, plus difficile à défendre, car une large fraction du parti se trouve intégrée dans l’appareil ou les services gouvernementaux.

L’évolution des courants politiques à l’intérieur des syndicats est intéressante à suivre. La C.U.T., centrale unique, est dominée, au terme de la Présidence de Frei, par les deux partis de gauche, PC et PS. Dès la prise du pouvoir par l’Unité Populaire la C.U.T. apporte son appui enthousiaste au nouveau gouvernement.

Les augmentations de salaires et le nouveau climat créé dans les entreprises pour ce qui est des relations entre patrons et personnels assurent à l’expérience Allende un incontestable appui dans la classe ouvrière. Ce n’est que plus d’un an après l’installation du nouveau régime qu’un certain désenchantement va se manifester. Il s’agit en premier lieu de l’extrême politisation des entreprises, principalement dans les usines et mines nationalisées, par la désignation du nouveau personnel dirigeant. Sous la forme aussi de mobilisations fréquentes des employés et ouvriers, appelés à manifester ou contre-manifester, à signer des pétitions, à écouter les orateurs qui défilent.

Les initiatives sont politiques, viennent d’en haut ou du dehors, alors que l’action, l’initiative, les responsabilités des travailleurs, sur leur lieu de travail, sont limitées. Quand, en janvier 1971, une commission Gouvernement-CUT est créée pour discuter des problèmes de la participation ouvrière, c’est bien à ce niveau - Etat-Centrale syndicale politisée - que se déroulent les débats. Les résultats en sont logiquement la création d’un système qui situe, à des niveaux différents, l’assemblée générale du personnel, les comités de production et le bureau des directeurs dans le système de gestion des entreprises nationalisées. Mais c’est l’Etat qui désigne la majorité des directeurs et nomme le directeur général de l’entreprise. Les syndicats interviennent pour l’organisation des assemblées générales et fournissent des représentants aux comités de production. Les délégués du personnel sont élus par l’assemblée générale sur la base proportionnelle de trois ouvriers pour un employé et un technicien. Pratiquement, c’est le Bureau des Directeurs qui prend les décisions en liaison avec les services d’Etat. En employant la formule la plus favorable pour semblable système, on peut tout au plus parler de cogestion.

Il va sans dire que ce système va provoquer des heurts et des dissensions entre les divers intérêts, dans les entreprises elles-mêmes. Ce qui est important de retenir, c’est ·que dans la mesure où les travailleurs se rendent compte que l’usine ou l’atelier ne sont pas effectivement dirigés par eux, leur mécontentement, leurs efforts pour gagner un certain pouvoir de gestion, sont immédiatement captés, canalisés, détournés par des fractions politiques qui critiquent ou combattent le gouvernement d’Unité Populaire. Le M.I.R. et les "gauchistes " du P.S. par exemple, et les démocrates chrétiens de leur côté.

C’est vers la mi juillet 1972 qu’un premier grand "meeting" des travailleurs du secteur textile appartenant au "secteur social" se tient. Là sont étalées bon nombre des raisons de friction entre les directions d’Etat et leurs nouvelles bureaucraties, et les porte paroles plus ou moins représentatifs des "bases". Les reproches les plus clairs adressés aux délégués d’Etat concernent leur faible connaissance des problèmes de production, quand ce n’est pas leur totale ignorance. Et comme la question de ravitaillement commence à se poser de cruelle façon, divers délégués ouvriers établissent les rapports qui existent entre baisse de la production pour des raisons de bureaucratie gouvernementale, et rationnement qui découle de cette chute de production.

Une certaine évolution de l’opinion est à noter. Il ne s’agit pas de critiquer la politique générale d’ Allende. Il est question de s’élever contre des procédés qui ne tiennent aucun compte du fonctionnement normal d’une entreprise, des procédés de politicaillerie et de bureaucratie, indices de l’installation d’une nouvelle couche dirigeante.

A bien des points de vue l’attitude des mineurs du cuivre est symbolique. Ils sont de tradition socialiste, solidement organisés. Or, pour la défense des avantages qu’ils ont acquis depuis longtemps, ils se mettent en grève, portant ainsi un coup dangereux à l’économie chilienne. Le départ de nombreux techniciens, nord-américains et chiliens, remplacés par des dirigeants choisis davantage pour leurs sympathies ou leurs appartenances politiques qu’en raison de leurs capacités professionnelles, le désordre qui s’ensuit, sont des facteurs qui jouent et qui déterminent le comportement des mineurs, autant que les questions de rémunérations et de primes. Des assemblées se tiennent où des interventions peuvent être ainsi résumées : "Nous avons renvoyé les gringos ; débarrassons-nous maintenant des bolches."

Sans disposer d’un appareil très étoffé pour leur travail syndical, les démocrates-chrétiens vont bénéficier des réactions d’un large fraction des "bases". Lors des élections syndicales internes de 1972, la campagne menée par les militants démocrates chrétiens utilise une revendication qui "tourne" les partis d’Unité Populaire sur leur gauche : il est exigé que les entreprises nationalisées ne soient pas dirigées "par le haut", c’est-à-dire à partir de l’Etat, mais par les travailleurs eux-mêmes. C’est l’idée de l’autogestion qui est lancée. Sans doute ce mot d’ordre, de caractère classiste, peut surprendre chez les démocrates chrétiens mais il correspond cependant à l’une des constantes de la doctrine "communautaire" de certains de ses idéologues.

Quoi qu’il en soit, et bien que les dispositifs socialiste et communiste aient fait le maximum pour conserver leurs positions et combattre les candidatures démocrates chrétiennes, puis pour retarder l’annonce des résultats, le scrutin donne aux représentants du PDC la première minorité, environ 27 % des voix. Divers bastions de l’Unité Populaire, ou considérés comme tels, sont perdus. La fameuse mine de El Teniente donne une majorité aux démocrates chrétiens.

Il serait erroné de croire que cette évolution intérieure de la classe ouvrière ou parmi les salariés en général indique un esprit "contre-révolutionnair". Ce n’est point tant la nature progressiste de l’expérience Allende qui est condamnée, que son caractère imposé, ses exécutants politiques, le chantage partisan de plus en plus accentué dans les entreprises. C’est le désordre bureaucratique de la production et de la distribution qui est rejeté.

A l’Université, la lutte entre partisans de l’U.P. et porte-paroles des oppositions est menée avec vigueur. Dans ces milieux qui ont de tous temps fourni des activistes à tous les partis et mouvements et servis d’écoles aux successives générations politiques, la démocratie chrétienne l’emporte finalement. Même à Concepciòn, où l’influence du M.I.R. était décisive, l’extrême gauche est battue, en 1972.

Il en va de même dans les fédérations paysannes, dont deux sur trois sont dominées par des éléments chrétiens.

Un an avant le coup d’Etat militaire, la situation peut être caractérisée, sur le plan politique, comme résultant d’une même poussée favorisant le changement, partis d’Unité Populaire et démocratie chrétienne conservant une même volonté de transformation des structures et de développement économique, mais les premiers ne pouvant plus freiner l’emballement et l’usure de leur machine, et les seconds voulant jouer ce rôle de frein pour arrêter la catastrophe économique qui s’annonce. Avec la constante pression des "nationaux", la droite conservatrice, pour entrainer la démocratie chrétienne à une totale rupture avec l’U.P.

Les négociations entre le PC et le PDC, presque toujours à l’initiative du premier, n’aboutissent pas, car un accord signifierait la rupture de l’Unité Populaire, par le rejet, non seulement du M.I.R., mais surtout d’une importante fraction du Parti socialiste. Le Président se trouve chaque jour davantage en porte à faux. Les "modérés" de l’U.P. ne sont pas en force pour éliminer leurs propres "extrémistes ", lesquels se font porter par tous les mécontents. Et c’est en définitive aux Forces Armées que le Président Allende confiera la tâche de contrer la course aux armements que l’extrême droite et l’extrême gauche ont entrepris.

Dès cet instant, la boucle est bouclée. La droite elle aussi joue l’armée. Et l’extrême droite – Patria y Libertad - se présente comme le seul rempart de l’ordre. Non pas que les groupes de type fasciste naissent aussi tardivement. Il a toujours existé au Chili des formations qui prenaient comme modèles intellectuels les auteurs maurrassiens ou catholiques intégristes, et imitaient les modèles d’organisation mussolinienne, phalangiste ou nazie. Mais ces mouvements n’avaient que des bases étroites, et la tradition électoraliste l’emportait aisément sur les velléités ou les tentatives de violence.

Les "nationaux", c’est-à-dire la réunion en un seul parti des anciens conservateurs et libéraux, ont au début de l’expérience "joué le jeu", en ce sens qu’ils ont cru pouvoir s’accrocher à la légalité constitutionnelle pour limiter les dégâts, gagner du temps, et miser sur les contradictions intérieures de l’U.P. Une tactique qui avait fait ses preuves dans le passé. Mais ces procédés passablement trucards ne résistent pas à la pression des événements. Ils vont donc s’efforcer d’attirer la démocratie chrétienne sur des positions dures, les inciter à s’opposer à la vague des étatisations.

Ce n’est là que l’aspect parlementaire de la politique de droite. En province, surtout là où se posent en termes concrets les problèmes de la réforme agraire, les bénéficiaires du conservatisme s’organisent pour résister sur place. Les affrontements se font violents, l’usage des armes se répand.

Quand l’opposition légale démontre ne pouvoir faire obstacle aux "dérapages " de l’Unité Populaire, les tendances fascistes parviennent à s’imposer dans divers secteurs de la droite classique. C’est le début de la formation de groupements d’allure militaire, la recherche de contacts avec des personnalités des Forces Armées, la préparation à une guerre civile à la fois agitée comme menace et souhaitée. Patria y Libertad se présentera comme le fer de lance d’une droite "patriotique" dont les capacités de finasserie et de manœuvre sont devenues sans commune mesure avec l’importance et la nature des forces en présence.

Les facteurs internationaux

IMPOSSIBLE de négliger les influences et les interventions extérieures, si l’on veut comprendre l’évolution du processus chilien. Il faut cependant observer que de la part des deux Grands, Etats-Unis et Union Soviétique, une extrême prudence dans les prises de position publiques a été la règle. Et signaler, comme élément complémentaire, la grande cautèle du Président Allende, quand il se prononce officiellement sur l’attitude de l’une ou l’autre puissance.

Les positions diplomatiques, l’engagement direct n’empêchent évidemment pas une série d’interventions réelles. Mais la différence est importante, car elle laisse à chaque capitale toute latitude d’évoluer et de peser, sans pour autant s’engager dans une politique qui la mènerait à l’aventure.

Ainsi, le State Department ne prend aucune mesure officielle contre le nouveau régime d’Unité Populaire qui s’installe à Santiago. Il ne lance pas de campagne à grand spectacle contre l’expérience socialiste. Il ne fournit pas de soutien public aux compagnies nord-américaines expropriées. Tout au plus rappelle-t-il que le comportement du gouvernement chilien, qui exproprie des entreprises à capital étranger sans indemnisation, n’est pas conforme aux règles du commerce international. Il laisse aux seuls intéressés nord-américains (Anaconda, I.T.T., etcétéra) le soin de se débrouiller. Un facteur à souligner : les relations inter-armes, les manœuvres navales en commun, l’entraînement des officiers chiliens dans les écoles des Etats-Unis, sont maintenus, inchangés.

Par contre, en dehors des subventions favorisant ou entretenant les éléments d’opposition intérieure, au travers de ses multiples services, le gouvernement américain provoque et entretient les mesures de blocage de crédits, tant au travers des banques nord-américaines que par le truchement des banques internationales.

Voici exposé par un spécialiste [10], un des procédés d’étranglement utilisés : "Les contrôles des prix ne rendant pas, le Chili se tourna vers les importations. Les importations chiliennes sont normalement financées de deux façons. Certaines relèvent d’un crédit de vente ouvert aux importateurs. Elles représentent environ 20 % d’une année moyenne de la période Frei. Habituellement, ces avances sont valables à 90 et jusqu’à 180 jours. Après réception des marchandises, vous avez de trois à six mois pour payer. Ce n’est pas du tout exceptionnel dans le monde du commerce. Le système est basé sur des lettres de crédit établies par une banque chilienne qui s’entend avec une banque de New York, de Londres ou d’Allemagne, laquelle à son tour s’entend avec l’expéditeur. Ce type de crédit se réduisit lentement mais constamment pendant l’année 1971. Il s’agit d’un type dit circulaire. Pour acheter, disons à Sears Roebuck, et banque après banque, il est signifié aux correspondants chiliens que pour le trimestre prochain, ils ne pourront compter que sur 30 millions de dollars au lieu de 60, ou de 15 au lieu de 30, etc. En invoquant la situation monétaire internationale, mais en fait en mettant en doute la solvabilité chilienne. En d’autres termes, les transactions sont toujours maintenues, mais à un niveau de plus en plus bas"… "L’autre type de crédit, très important pour le financement du commerce chilien... était l’avance sur la vente du cuivre. Le Chili avait depuis longtemps pris en main la commercialisation du cuivre avant la fin de l’administration Frei. La Corporation du Cuivre (CODELCO) signait un engagement de livraison de cuivre à un utilisateur étranger. L’importateur acceptait la promesse, ce qui permettait à CODELCO d’en obtenir l’escompte auprès de la Chase Manhattan Bank de New York, ou d’une banque parisienne, et de recevoir l’argent, moins l’intérêt, correspondant à du cuivre qui n’avait pas encore été extrait. C’était là une routine, fonctionnant depuis des années. Ce crédit fut lui aussi coupé, de la même façon, d’abord lentement, graduellement, imperceptiblement. Cette perte fut compensée, très partiellement par des crédits du bloc socialiste, un peu plus largement par des prêts d’Espagne, de France, de Grande Bretagne et d’Argentine, mais sans jamais atteindre le niveau ancien."

L’Union Soviétique ne s’engage pas à fond. Des ouvertures de crédit, des liens noués entre le Chili et les membres du Comecon, la reconnaissance par Santiago de la plupart des pays de l’Est. Des accords favorisant la circulation et le ravitaillement des flottes de pêche russes dans le Pacifique Sud. L’URSS prodigue surtout des conseils de calme et de prudence. De toute évidence, pour des raisons à la fois immédiates (difficultés logistiques pour tout soutien), et générales (rapprochement entre Moscou et Washington), aucune aventure n’est souhaitée. Et Fidel Castro, devenu commis voyageur pour la présentation de la ligne officielle soviétique en matière de politique internationale, passera plusieurs semaines au Chili, pour mettre ce qui lui reste de prestige au service d’une politique raisonnable, à l’opposé de celle défendue par les "castristes" chiliens.

De son côté, le Président Allende ne commet aucun geste aventureux. Il s’efforce de dégager l’économie chilienne de la trop exclusive influence nord-américaine, mais ne lance aucune attaque de fond contre les Etats-Unis. Il tente d’obtenir des crédits et d’établir de nouveaux circuits commerciaux européens, mais il obtient en définitive davantage de résultats en Europe occidentale qu’en Europe de l’Est. Les négociations avec le Club de Paris pour la dette extérieure n’atteignent jamais un degré de tension ou d’affrontement insoutenable, la pression nord-américaine étant contrebalancée par un certain esprit de compréhension des autres créditeurs.

En gros le marchandage est préféré à la lutte ouverte. Sans doute parce que la lutte ouverte signifierait l’abandon du "modèle" de société industrielle, commun à l’ensemble des partisans du changement au Chili.

Pour ce qui est des voisins, les relations, bien que sans résultats concrets dans l’immédiat, sont bonnes. Quel que soit le régime. Avec la Junte militaire du Pérou, avec le vieux Président démagogue de l’Equateur, avec le général "civiliste" Lanusse en Argentine. Le rôle, actif, du Chili dans le groupe du Pacte Andin, se caractérise par une volonté de créer les bases d’une politique de défense, de rompre la tradition de dépendance, de multiplier les échanges, mais en aucune façon de forger un bloc de puissances, agressif ou expansionniste.

Il apparait donc que les facteurs décisifs de l’évolution chilienne sont d’ordre intérieur - ce qui n’exclut évidemment pas l’utilisation par les services extérieurs, et notamment par ceux des Etats-Unis, des difficultés rencontrées par le gouvernement Allende - contrairement à l’opinion généralement répandue et qui font de Washington ou de Moscou des tireurs de ficelle tout puissants.

La "Déclaration" de l’Unité Populaire, diffusée à partir de l’intérieur du pays, et datée au 1er Mai 1974, est du reste assez claire : "Dans la défaite que signifiait pour le peuple chilien le renversement du Gouvernement Populaire, la résistance des ennemis du peuple se basait sur son immense pouvoir économique et sur l’appui de l’étranger, mais c’était la résistance d’une minorité. Si cette minorité parvint à mettre de son côté des secteurs sociaux dont les intérêts objectifs étaient indissolublement liés au développement du progrès et du succès du Gouvernement Populaire, le mouvement populaire et ses directions en portent la plus grande responsabilité historique. Nous fûmes incapables de maintenir une conduite politique unique qui aurait galvanisé les forces du peuple et lui aurait permis d’affronter avec succès ses ennemis. Ce qui donna lieu à des déviations de gauche et de droite qui déformèrent le processus".

Aujourd’hui

DANS LA MESURE où la Junte possède et applique un programme économique, et en observant que ce programme, malgré les déclarations de principe, est en permanence modifié, il est possible d’observer des tendances. Elles ont été définies par le Président de la Junte de Gouvernement du Chili, Général d’Armée Augusto Pinochet Ugarte, à la 15ème réunion de l’Assemblée des Gouverneurs de la Banque Interaméricaine de Développement (BID), qui se tint à Santiago du Chili en avril 1974 : "Il n’est pas dans notre intention, en cette circonstance, d’effectuer une analyse exhaustive de ce que notre gouvernement a fait sur le plan économique et social. Mais en tout cas nous pouvons mettre en avant l’adoption d’une politique de liberté des prix, de libéralisation de notre commerce extérieur, de l’établissement d’un type de change réaliste, de contrôle de la monnaie et du crédit adéquat, de rémunérations compensatoires, de reconnaissance des droits du travail et de redistribution tributaire, appliquée dans un cadre d’ordre et de discipline.

"Cependant, nous voulons insister sur le fait que le Chili accepte pleinement le droit à la libre initiative dans le domaine économique et en conséquence la reconnaissance du droit de propriété privée - comme garantie de la liberté elle-même -, ce qui n’exclut pas l’œuvre de l’Etat comme contrôleur et correcteur de toute distorsion qui pourrait se produire.

"Si l’Etat, en plus de son rôle de gardien du bien commun, doit entreprendre diverses activités économiques parce que les investisseurs privés ne sont pas en mesure de le faire ou parce que la sécurité ou l’intérêt national l’exige, il existe dans notre pays une autre série d’activités qui lui furent confiées comme conséquence d’une conception étatiste, et qui seront transférées au secteur privé, en prenant de toute façon les nécessaires précautions pour maintenir les conquêtes sociales et éviter les concentration monopolistes, dans le but de réaliser une effective décentralisation du pouvoir économique.

"Cette politique, qui a permis de rétablir au Chili un climat de confiance dans l’investissement privé, sera complétée par d’autres mesures, tendant à établir un marché de capitaux effectif, qui augmente et distribue de façon adéquate l’épargne interne, et permette la création de nouveaux instruments et de nouvelles institutions financières et la création de banques privées pour le développement, la participation extérieure n’en étant pas exclue.

"A ce propos, dans les prochaines jours, le gouvernement établira une nouvelle législation pour un Statut des Investissements Etrangers, qui garantira à ce capital étranger qui vient dans notre pays, le droit d’être réexporté et à renvoyer les bénéfices qu’il produit, dans les conditions générales qui seront stipulées et portées à la connaissance de l’inversionniste à l’avance. Le Chili accepte le capital qui vient de l’extérieur, dans la mesure où celui-ci se présente pour réaliser des activités légitimes, qui augmentent la production et créent de nouvelles sources d’emploi, et qu’il soit disposé à se soumettre à la législation générale du pays, applicable à tous les habitants. Il n’y aura de discriminations ni en sa faveur ni à son détriment, et nous n’exigeons que le respect de notre souveraineté."

Outre le fait que cette déclaration démontre une grande naïveté ou une grande ignorance des problèmes économiques, la plupart des formules employées ont presque aussitôt été cassées par l’expérience.

L’inflation a non seulement poursuivi sa course, mais elle a accéléré l’allure : 637 % en un an de pouvoir militaire. Les prix ont en valeur réelle augmenté de 174 % alors que les salaires n’ont été relevés que de 56 %. La part des salaires (employés et travailleurs) dans le revenu national avait diminué de 40 % au cours des six premiers du nouveau régime. Ce qui jette bas l’échafaudage des perspectives officielles, c’est que d’une part les inversions intérieures ne se sont pas manifestées dans la mesure où la Junte les prévoyaient, et que les investissements étrangers sont limités, prudents, insuffisants pour une relance, même modeste.

Les premiers mois ont été consacrés à dé-nationaliser, non seulement les petites et moyennes entreprises qui avaient été rattachées au "secteur social" comme résultat du projet général de l’ODEPLAN ou à l’initiative des comités d’ateliers, mais aussi des usines importantes et des banques.

La Junte se trouve face à des problèmes que les envolées sur la "libre entreprise " ne peuvent résoudre. D’où la prise de mesures contradictoires : alors que la Dow Chemical revient à ses anciens propriétaires, ainsi que Esso, la Compagnie des téléphones (I.T.T.) est définitivement nationalisée. Pour cette dernière, l’explication est à deux sens : la nationalisation pouvait être la seule méthode pour indemniser I.T.T., dont cette branche avait déjà été placée sous le contrôle de l’Etat, sous le gouvernement Allende. Ou encore la Junte, par nationalisme, estime qu’il vaut mieux que les téléphones soient de propriété publique. Le destin des entreprises sidérurgiques, d’électricité. de pétrole sous marin n’étaient pas encore réglées un an après le putsch.

Pour la réforme agraire, la loi n’est pas abrogée, mais un grand nombre de propriétés qui avaient· été occupées de fait, bien qu’elles fussent de dimensions réduites, ont été rendues aux propriétaires.

Le seul facteur favorable était l’augmentation de la production du cuivre, et la hausse des prix sur le marché international. Mais les fluctuations ont repris et la tendance est à l’effondrement sur la place de Londres.

Tout en plaidant en faveur d’une économie de marché, la Junte se voit contrainte à prendre des mesures d’intervention, notamment pour protéger certains produits agricoles dont les prix de vente ne peuvent suivre les prix de revient.

Traduites en termes de vie quotidienne, ces données signifient la diminution des salaires réels des travailleurs, une montée du chômage, une baisse du niveau de vie qui ramène le prolétaire chilien à une réelle. misère.

A cela vient s’ajouter la peur, la répression, les manifestations d’un pouvoir dur, souvent cruel, et ignorant. Voici, extrait d’une analyse publiée par Chile-America, un bulletin d’étude et d’information édité à Rome par des démocrates chrétiens qui n’ont en aucune façon admis de justifier le coup d’Etat, et qui sont peu suspects d’exagération, quelques informations (elles correspondent à des récits qui nous sont parvenus directement) : "Dans le domaine de la police, la Junte a transformé le Corps des Carabiniers, traditionnellement police en uniforme, en une institution militaire. De cette façon, la Junte a établi un commandement unique pour toutes les forces armées, sous la responsabilité du Ministère de la Défense, situation qui ne s’était plus présentée dans le pays depuis 1927. En ce moment (Septembre 74), il est envisagé la possibilité du passage de la Police Judiciaire et de la Police Civile sous le direction du même ministère.

"Cette décision a entrainé des difficultés avec les pays qui possèdent des frontières avec le Chili, car le nouveau statut des Carabiniers modifie une entente qui établit que la surveillance des frontières est une fonction réservée à la police.

"L’organe central de répression est une organisation appelée DINA (Institut d’Intelligence Nationale), qui contrôle tous les services d’intelligence, militaires et civils, avec une grande autonomie.

"Sous la DINA fonctionne le SENDET (Secrétariat Exécutif National des Détenus), organisme qui paradoxalement fonctionne au siège du Congrès National.

"Cette organisation est responsable de l’administration des camps, de plusieurs prisons spéciales et a autorité sur tous les lieux où se trouvent des prisonniers politiques. Elle assiste le Ministère de la Défense et celui de l’Intérieur pour tout ce qui concerne les prisonniers politiques détenus après le coup militaire.

"La DINA et le SENDET sont responsables de la répression terroriste et notamment de la disparition des personnes, des assassinats et des tortures. Pour ces tâches "sales", pour les tortures les plus barbares, ils possèdent des locaux aménagés de façon spéciale."

Perspectives

PARMI les témoignages directs, le plus souvent, et très naturellement, chargés d’éléments affectifs ou de pure propagande, une lettre d’un correspondant au Chili. En voici l’essentiel ; ce sont des observations qui sont volontairement dépassionnés, malgré le climat tragique :

"C’est une erreur de vouloir juger la situation sociale du pays et par conséquent d’évaluer les courants d’opinion, à partir des affirmations et des communiqués des militaires. Il est aussi inutile de prendre pour argent comptant les thèmes d’agitation présentés par les organisations d’exilés. Pour le moment, après un an et plus de pouvoir militaire, la plupart des militants, quelle que soit leur tendance, sont encore assommés par l’évènement. Rares sont ceux qui sont en mesure d’examiner les phases des dernières années et d’en tirer les leçons.

"L’atmosphère est marquée par la peur. La répression est ininterrompue, menée par des services de police ignorants et brutaux, toujours, corrompus et sadiques fréquemment. Des services que la Junte elle-même ne peut plus contrôler, et dont l’autonomie représente sans doute un danger plus grand que la Gouvernement militaire lui-même. Le problème immédiat est de savoir si les généraux-ministres seront capables de conserver la haute main sur ces services de répression ou s’ils en deviendront les prisonniers. Le précédent brésilien est là pour montrer l’importance du problème.

"Cette peur, plus les conditions de vie quotidienne, font que le sentiment de soulagement qui avait été celui d’une fraction importante de la population, lors du coup d’Etat - "fini le chaos politique et économique" - et dont on ne peut sous-estimer la réalité, est en train de se dissiper. Parce que les difficultés sont énormes pour les chômeurs, pour les travailleurs. Le retour à un ravitaillement normal n’est pas accompagné par des subsides ou des salaires suffisants. Et aussi parce que le comportement des nouvelles polices - qui se sentent soutenues par une génération de jeunes officiers qui spéculent sur l’élimination des généraux, déjà considérés comme sous-produits de l’ancien régime - glace l’homme de la rue et rend tous les citoyens sourds et muets.

"Ce qui est important pour la compréhension de la situation présente (Décembre 1974), ses contradictions, ses crises, c’est, chez nous, d’écarter toute spéculation sur une quelconque forme de retour au passé, proche ou lointain. La sélection des nouvelles minorités agissantes, de pouvoir ou d’opposition, se fera par rapport à la situation non parlementaire, non démocratique, d’aujourd’hui. Ce seront des hommes qui vont ou doivent surgir, jeunes ou vieux, capables d’affronter des problèmes neufs, et non de spéculer sur des mots d’ordre plus ou moins adaptés aux conditions d’hier.

"Une occasion a déjà été perdue, dans les entreprises, en ce sens que certaines revendications ouvrières pouvaient être défendues, ou tentées d’être défendues, en prenant appui sur les premières déclarations de la Junte concernant les "droits intouchables" des travailleurs. C’était là une possibilité, dans ce qui tient lieu de nouvelle légalité, de mettre publiquement en contradiction les "garanties l) offertes par les· généraux et les mesures prises réellement.

"La résistance n’existe pas, et elle ne pourra prendre forme et jouer son rôle, que dans la mesure où elle surgira du présent, non des méthodes héritées du passé. Elle n’existe pas parce que les très rares essais reprennent des tactiques qui ont échoué et sont d’avance condamnées par une répression sauvage officiellement couverte. Elle ne peut naître qu’avec l’imagination de militants confrontés aux circonstances d’aujourd’hui. Si l’on veut un exemple, c’est celui de l’Université, où le calme est total. Alors que les cerveaux continuent de fonctionner, ou en tout cas commencent à sortir de leur torpeur."

Si l’on examine les perspectives ouvertes à la Junte, force est de les voir fort sombres. Même si la dure politique d’austérité (que l’on pourrait résumer par : travailler plus, consommer moins, pour les travailleurs ; revenir à une économie de profit et à l’appel aux capitaux étrangers avec toutes garanties pour les bénéfices ; retour au passé agrario-minier) pourrait en principe rétablir ce qu’il est convenu d’appeler une économie saine, c’est-à-dire un escudo stable, un "ordre " intérieur basé sur la poigne, un développement industriel confié aux secteurs privés, trop d’obstacles à l’application de ces méthodes théoriques permettent d’en entrevoir le succès.

Et en premier lieu, ces mêmes classes moyennes qui ont fait avorter l’expérience Allende vont se tourner contre le régime militaire qu’elles ont appelé de leurs vœux. Elles rejetaient les méthodes d’étatisation, elles craignaient pour leurs maigres avantages et pour leur indépendance, mais elles ne soupçonnaient pas que le pouvoir militaire est aussi Etat fort, mépris pour les revendications catégorielles, et mise au pas de tout ce qui n’est pas respectueux de l’ordre.

Ce que les "classes moyennes" vieux style regrettaient, c’étaient tous les recours, cheminements, groupes de pression, milieux d’influence dont elles bénéficiaient, au travers des partis, groupements professionnels, députés, dont elles avaient tant joué sous les régimes antérieurs. Elles avaient la nostalgie du parlementarisme et du "clientélisme", et s’effrayaient de la marche vers l’Etat-patron, et voilà que pour éviter ces dangers, le sabre supprime le Parlement, les partis, les clientèles.

Cette Junte est isolée sur le plan international. Elle s’est même éloignée du Pacte Andin, dont les règles ont été abandonnées pour attirer les financiers étrangers. Elle voit le Club de Paris la tenir à l’écart. Elle n’a qu’une doctrine passéiste et point d’expérience. Elle ne pourra tenir que par la répression et par la peur. Elle n’a pas de base sociale. Si elle veut tenir compte des impératifs économiques, elle ne peut qu’utiliser des méthodes qu’elle condamne en théorie : celles qui font de l’autorité publique le planificateur, le contrôleur, le moteur de l’économie. Nous verrons bien ce que deviendra la CORFO ... Car, qu’elle le veuille ou non, l’Etat chilien reste le premier patron de la nation. Il y avait en 1970, avant donc l’expérience Allende, plus de 425.000 salariés d’Etat, entre administrations centrales, services et entreprises publiques.

Quelques - prudentes - conclusions

A BIEN des points de vue, l’expérience Allende, poursuivant celle de Frei, mais en l’accélérant et en lui donnant un caractère technocratique qui a provoqué la perte de l’appui d’une masse décisive des classes moyennes, est une démonstration des limites et des incohérences du socialisme dit scientifique. Des milliers d’économistes, de sociologues, de démographes et d’experts politiques ont participé à la restructuration "allendiste" de la société chilienne. En trois ans le chaos s’est installé dans la production et la distribution. On imagine les sarcasmes qu’eussent encaissés organisations et militants libertaires si leurs méthodes de gestion avait abouti à semblable désordre...

La participation ouvrière ne s’est manifestée que partiellement et tardivement, car les formes d’organisation étaient conçues par des états-majors politiques ou technocrates, comme instruments d’une politique de nationalisations étatiques et de planification par en haut. Encore ces sursauts ouvriers n’ont-ils pu trouver leur expression effectivement classiste, car les rivalités entre fractions politiques occupant ou visant le pouvoir captaient en grande partie ces tendances à l’autogestion.

Le "modèle" poursuivi par les partis d’Union Populaire étaient celui d’une société industrielle, d’un développement économique capable de résoudre la plupart des problèmes sociaux. Peu ou pas d’imagination, ni dans les méthodes, ni dans les buts. Sans doute parce que rien - sinon l’enthousiasme - n’était attendu de "ceux d’en bas".

Après l’écroulement, aucun effort d’interprétation, d’analyse n’a été entamé par les courants politiques. Bien au contraire, l’émotion soulevée dans le monde par le coup d’Etat militaire a permis aux organisateurs scientifiques de la défaite d’escamoter leurs responsabilités. Aidés en cela par nombre de partis amis ou solidaires, qui n’ont vu dans la tragédie chilienne qu’une occasion d’alimenter leurs campagnes politico-électorales. Et c’est le cas en particulier des partis communistes de France et d’Italie, ce dernier n’ayant voulu extraire de l’expérience chilienne qu’un argument supplémentaire en faveur du "compromis historique" avec les démocrates chrétiens. Les "guides intellectuels " de tous poils et de toutes fractions ont saisi l’occasion que leur offraient la brutalité et l’imbécilité de la Junte pour oublier et faire oublier leur propre cécité.

Opérations et manœuvres se poursuivent, même dans une émigration où les ouvriers et les paysans se comptent sur les doigts de la main. Il n’est guère que le M.I.R. qui, en tant qu’organisation, s’est refusé à jouer les rats quand le navire s’est enfoncé ("Tout exilé ou personne qui abandonne le pays sans autorisation de la C.P. - unique organe qualifié - sera exclu comme déserteur et lâche"). Si bien que ses cadres sont pratiquement liquidés au Chili. Mais à Cuba, la récupération du nom et de la réputation du M.I.R., pour la nouvelle combinaison mijotée par le P.C., est en train. Avec un culot de belle dimension : saluant la mort au combat de Miguel Enriquez, secrétaire du M.I.R., Armando Hart Dàvalos, au nom de P.C. de Cuba, en arrive à proclamer que le Che Guevara et Salvador Allende représentent "deux symboles qui se rejoignent". Ils se rejoignent comme de bien entendu sur la position du P.C. chilien : "L’unité des forces populaires au Chili et l’amplitude de celle-ci exige en tout premier lieu l’unité entre le Parti Communiste, le Socialiste et le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire... L’étroite alliance entre les Partis d’Unité Populaire et le M.I.R favorisera à son tour les conditions pour incorporer d’amples secteurs de la Démocratie Chrétienne à la lutte antifasciste..." [11]. Le tour est joué. Et pour qu’il n’y ait pas de doute, le Hart de service affirme : "Au cours des derniers mois, Miguel Enriquez travaillait en faveur de cette unité" !

Nous savons que notre place n’est pas dans ces alliances là, ni dans ces calculs-là. Nous n’avons aucune illusion quant aux facilités que l’évolution immédiate de la conjoncture chilienne nous offrira. Ce dont nous sommes convaincus, c’est que c’est à partir des lieux de travail, dans les entreprises, dans les fundos et aussi partout où la réflexion chemine, que des formes d’action et d’organisation se créeront, qui tiendront compte de ce qu’il ne faut pas faire, et qui fut fait.

Sur un plan beaucoup plus général, l’expérience chilienne nous enseigne, nous répète, qu’il est faux de croire que la liquidation de l’oligarchie, et la mise à l’écart d’une bourgeoisie d’affaires, nous rapprochent nécessairement du socialisme, c’est-à-dire d’une société où les hommes dominent les rapports entre eux et maitrisent leur destin. Comme le dit Nico Berti dans son essai [12], il nous faut être dans l’Histoire, mais nous refuser à obéir à sa logique aveugle, que d’aucuns croient chargée de promesses.

Mars 1975

Santiago Parane