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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Marxisme et psychologie
{Mise au point} n°1, s.d.
Article mis en ligne le 24 janvier 2016
dernière modification le 6 janvier 2016

par ArchivesAutonomies

Face à la défaite actuelle du mouvement ouvrier dans le monde entier, les militants ouvriers ressentent un besoin croissant de réorientation. Les principes de la lutte de classe sont soumis à une critique radicale. Nous allons rappeler et discuter certaines tendances caractérisant cette critique. En voici donc un résumé :

La théorie de l’ancien mouvement ouvrier était rationnelle et objectiviste, mais les masses n’agissent pas en fonction de leurs besoins économiques clairement intelligibles. Selon elle, le facteur déterminant, en ce qui concerne l’esprit des masses, c’est l’idéologie, non l’intérêt économique. La seule façon d’être réaliste consiste donc à admettre ce fait et à mettre en œuvre les formes de propagande et d’organisation. C’est pourquoi toute théorie de la lutte de classe devrait en premier lieu viser à élucider les motifs réels de la conduite des masses, en vue de trouver les instruments nécessaires pour contrôler et guider cette conduite. On a le plus souvent recours à la psychologie pour compléter et en partie remplacer la connaissance "objective" que nous a donnés le marxisme.

Bien que ces conceptions se répandent toujours davantage, elles n’ont pas encore fait l’objet d’une formulation théorique systématique dans la littérature radicale américaine. En Europe, à cause de l’actuelle expérience du fascisme, les tentatives pour "compléter" la théorie marxienne de la lutte de classe par une "psychologie sociale" ne manquent pas. Les théories de certains tenants de l’École Freudienne sont, à notre avis, représentatives de ce courant parce que, jusqu’à présent, ce sont elles qui ont été articulées avec le plus de clarté et d’intransigeance. Quoique notre critique ne vise qu’une théorie spécifique, ses conclusions restent valables pour l’ensemble du problème que nous venons d’indiquer.

Car les théories que nous discuterons sont issues de ces réflexions générales. Elles reprochent au marxisme officiel de considérer le développement de la lutte de classe comme soumis mécaniquement à des "nécessités économiques", et de ne pas tenir suffisamment compte de l’importance du facteur subjectif dans l’histoire. Il est nécessaire, écrit Wilhelm Reich, un des fondateur du mouvement "Sex-Pol", de reconnaître les "idéologies comme pouvoir matériel". En 1932, au moins 30 millions d’Allemands voulaient le socialisme, à peu près tout le pays était anticapitaliste ; cependant, le vainqueur fut le fascisme, sauveur du capitalisme. "Ce n’est pas un problème socio-économique, mais un problème de psychologie de masse". Dans cette perspective, l’incompréhension des facteurs psychologiques en jeu aurait été l’une des principales raisons pour lesquelles les organisations du mouvement ouvrier allemand furent incapables de résister au fascisme (Reuben Osborn). Les marxistes devraient donc juger "essentielle" la psychologie socio-analytique : elle "accroîtra la qualité de la propagande et la placera à un niveau scientifique".

I

La psychologie socio-analytique tire ses conceptions fondamentales et ses méthodes de la théorie de la conscience humaine dont Freud fit une base de travail pour le traitement des névroses. La découverte authentique de Freud concerne l’"inconscient". Il a montré qu’une grande partie de notre esprit, que nous ne percevons pas d’ordinaire, se trouvait au-delà du domaine de la vie consciente. L’inconscient comprend toutes sortes d’images et de désirs interdits.

La partie biologique de la personnalité qui s’exprime dans les désirs, Freud et le plus grand nombre de ses disciples l’identifient à deux pulsions, l’une d’autoconservation, et l’autre, dite libido, une pulsion d’origine sexuelle, au sens large. Tout être vivant est gouverné par le "principe du plaisir". Il tend à satisfaire au maximum ses pulsions. Les désirs sont irrationnels et amoraux. Ils ne tiennent compte ni des possibilités objectives de réalisation ni de ce que la société considère comme bien ou mal. Ainsi le "principe du plaisir" rompt avec le "principe de réalité", d’où un conflit qui l’oblige à renoncer à la satisfaction immédiate des pulsions, pour éviter la souffrance.

Au contraire des pulsions d’autoconservation qui exigent le plus souvent d’être satisfaites au bout d’un temps relativement court, les pulsions sexuelles peuvent être considérablement différées. Elles peuvent aussi être refoulées dans l’inconscient (répression), à moins qu’à leurs objectifs initiaux s’en substituent d’autres, situés dans d’autres sphères de la réalité (sublimation). Alors que les pulsions d’autoconservation ne peuvent être satisfaites que par des voies matérielles, les besoins de ce que Freud appelle la libido peuvent l’être par le mécanisme de sublimation, par le phantasme notamment. La classe dominante utilise ce mécanisme pour donner aux masses le type de gratification émotionnelle que permet l’ordre établi. Cette théorie psychosociologique s’intéresse en tout premier lieu à la faculté des pulsions de s’adapter activement et passivement aux conditions sociales. Il revient aux segments rationnels et essentiellement conscients de l’esprit, agissant en quelque sorte comme un organisateur de la personnalité, de réaliser l’adaptation.

Freud distingue en autre aspect de l’esprit humain qu’il appelle le "surmoi". Cette conception est la partie la plus ambiguë de sa théorie, mais vu l’importance qu’elle revêt pour notre problème, nous ne pouvons éviter d’en traiter. La fonction que Freud assigne avant tout au surmoi, c’est la "conscience morale" et la "création des idéaux". Il s’agit d’une projection de l’autorité sociale au sein de la personnalité, de l’intériorisation d’une force extérieure. L’enfant qui grandit dans la famille affronte la force sociale dans la personne du père. Sa raison, insuffisamment mûrie pour se plier aux exigences de l’adaptation, ne peut pas encore lui permettre de saisir rationnellement les possibilités de maîtriser les obstacles auxquels se heurtent ses désirs. L’enfant érige en lui-même par identification avec les parents une autorité arbitraire qu’il pare des attributs d’un pouvoir moral, échappant au jugement rationnel. Une fois le surmoi établi dans la personnalité de l’enfant, il sera toujours projeté sur les autorités dominant la société. L’homme conférera toujours aux autorités la qualité de son propre surmoi et de cette manière les rendra inaccessible à la critique rationnelle. Dès lors, il croira en leur sagesse et en leur pouvoir dans une mesure totalement indépendante de leurs qualités réelles. Grâce à ce même mécanisme, les attributs des autorités, attributs réels ou créés par la propagande, détermineront à leur tour le contenu du surmoi et se verront identifiés à lui. C’est en invoquant ce processus d’identification que les psychanalystes expliquent comment la religion, l’Etat, les dirigeants et les autres fétiches sociaux ont acquis une si extraordinaire influence. Ils exercent la même fonction dans l’esprit de l’adulte que le père et la mère durant l’enfance. Et de même que la crainte du châtiment qu’éprouvait l’enfant vulnérable était le facteur décisif dans la formation du surmoi pendant cette période, de même, l’existence d’une force sociale directe est le facteur décisif dans la croissance du surmoi et son identification à l’autorité sociale. Les commandements irrationnels du surmoi perdraient leur emprise, le segment rationnel de l’esprit triompherait facilement si la force physique sociale cessait de fonctionner

De même que la fonction du surmoi ne peut être comprise qu’en approfondissant la biographie de la personnalité, la structure générale de la personnalité, selon Freud, ne peut être comprise que par une analyse du développement de la vie instinctuelle par lequel cette dernière s’adapte normalement à la famille et à la société. C’est là une autre phase de la théorie de Freud qui semble passablement étrange, surtout sous la forme condensée qu’on lui a donnée. Pour la justifier empiriquement, il faudrait recourir au matériel clinique. Cependant, l’esquisse sommaire de la façon par laquelle on retrouve dans l’enfance de l’individu l’origine des forces psychologiques est suffisamment claire. L’enfant s’aime tout d’abord lui-même et ensuite tourne son amour vers ses parents. Freud caractérise sa structure sexuelle dans cette seconde période par référence au roi Œdipe, qui tomba amoureux de sa mère et l’épousa. Après un stade d’homosexualité, le développement passe à l’hétérosexualité génitale de l’adulte normal. Mais l’enfant peut ne pas s’être suffisamment libéré de l’attachement à un des objets infantiles de sa sexualité. Ou bien ses émotions peuvent rester fixées à ce stade, ou bien, par suite d’une expérience fâcheuse, il peut régresser à l’un des stades émotionnels antérieurs. A l’origine de la plupart des psychoses et anomalies caractérielles figure l’affirmation de besoins émotionnels que la conscience s’était refusée à admettre. Elles manifestent toutes une fuite de la réalité. La psychanalyse, méthode consistant à fouiller à fond la biographie du patient, permet à ce dernier de prendre conscience des causes inconscientes de sa névrose et l’aide à la vaincre.

Le principal développement de la vie instinctuelle ayant lieu pendant l’enfance, le développement de la structure psychologique familiale est l’un des principaux objectifs des théories discutées ici. On fait de l’éducation la source unique de la morale et de la religion chez l’homme, dissipant du même coup le caractère métaphysique des morales. L’idéologie toute entière de la société est reproduite dans l’enfant durant les 4 ou 5 premières années de sa vie. La famille est pose en agent psychologique de la société. C’est la fabrique des idéologies.

Les différentes formes de répression des pulsions émotionnelles dans la famille bourgeoise ren¬dent l’enfant timide, sensible à l’autorité et obéissant - en un mot, il peut être éduqué. La société engendre, par l’intermédiaire de la famille, l’esprit autoritaire. C’est le résultat d’une maturation incomplète de la vie émotionnelle et d’une faiblesse du pouvoir rationnel, consécutives l’une et l’autre aux répressions subies dans l’enfance, caractéristiques de la forme de société actuelle. L’attitude autoritaire se marque dans les différences de réaction à ces manœuvres répressives selon qu’elles visent une individualité tranchée ou non. Si l’on peut répartir les personnalités en 2 types, dont l’un est principalement agressif contre les hommes au pouvoir et sympathisant envers la faiblesse, tandis que l’autre accorde sa sympathie aux oppresseurs et dirige son agressivité contre les opprimés, alors, le type autoritaire est manifestement représentatif de la dernière espèce. Une de ses caractéristiques est de souffrir sans se plaindre. Mais l’homme autoritaire est ambivalent : il aime et hait simultanément ses dieux et ainsi souvent se rebelle aveuglément contre le pouvoir existant. Sa révolte irrationnelle, de toute façon, ne change pas sa structure émotionnelle ou la structure de la société. Elle substitue simplement une nouvelle autorité à l’ancienne. Contrairement au type autoritaire, la personnalité réellement révolutionnaire est rationnelle et ouverte à la réalité ; en d’autres termes, elle représente l’adulte accompli qui n’est pas gouverné par la combinaison de crainte du châtiment et de désir de l’approbation de l’autorité paternelle. Elle se caractérise par une volonté de transformer le monde matériel, le type autoritaire, par la soumission au destin.

Plus les contradictions au sein de la société s’accroissent, plus les forces sociales deviennent aveugles et incontrôlables, plus des catastrophes comme la guerre ou le chômage assombrissent la vie des individus, plus la structure de personnalité autoritaire se renforce et se répand. Pour qu’elle disparaisse définitivement, il faut que soit éliminée la désorganisation de la vie sociale et créée une société dans laquelle les hommes géreront leur vie rationnellement et activement.

Ainsi les découvertes des psychanalystes montrent que la désorganisation économique est produite et reproduite par des hommes dont les structures psychiques sont également désorganisées. Ces hommes sont liés et soumis à la classe dominante autant par des forces émotionnelles inconscientes et, par là même, irrépressibles, que par le pouvoir irrationnel des croyances conformistes qu’ils ont érigé en eux-mêmes. Seule la diminution de ces liens irrationnels, l’accroissement de la rationalité - peut renforcer la capacité des hommes à transformer les conditions sociales. Seul un type de propagande et d’organisation qui tienne compte de ceci, sera en mesure d’acquérir une réelle efficacité révolutionnaire. Aussi longtemps que les masses tolèrent une propagande composée de slogans idéologiques, et des organisations révolutionnaires fondées sur la fidélité aveugle envers les dirigeants, il sera impossible d’atteindre le niveau de la conscience de classe indispensable pour un changement radical de l’ordre établi.

II

Quand on examine la description que font les psychanalystes de l’esprit de l’individu en système capitaliste, on s’aperçoit que leurs découvertes ne s’opposent pas à la critique de la société donnée par le marxisme. La critique de la psychanalyse elle-même n’étant pas notre propos, nous nous limiterons à quelques remarques à ce sujet. Il ne fait aucun doute que l’hypothèse du surmoi suscite de nombreuses objections. Elle est quelquefois assez obscure et incohérente dans la vision de Freud lui-même, mais elle permet de mieux approfondir le problème psychologique de l’autorité.

La conception psychogénétique de la personnalité humaine qui dissout cette dernière en faisceaux d’impulsions qu’elle simplifie de façon manifeste, prête elle aussi le flanc à la critique. Ces faiblesses théoriques sont dues au fait que les bases cliniques des observations sur lesquelles la psychanalyse a été édifiée sont trop restreintes pour rendre compte des activités humaines et sociales complexes qu’elle prétend expliquer. Le psychiatre de métier, lorsqu’il tire ses généralisations téméraires d’un champ d’observations restreint, se borne souvent à reprendre simplement l’attitude intellectuelle qu’il adopte envers ses patients. La raison en est que les conditions sociales actuelles présentent un tableau semblable à un cas psychopathologique. Cette anomalie de la société que les freudiens avec leur méthode d’enquête trouvent réfléchie dans l’individu constitue l’objet de l’analyse marxiste.

Cependant les conclusions de la théorie psychanalytique, telles que nous les développons ici, ne sont pas acceptées par l’écrasante majorité de ses adhérents. Ni Freud ni la plupart de ses disciples ne soutiennent ces points de vue. Persuadés que la société bourgeoise est appelée à durer pour l’éternité, ils ne croient pas en la possibilité de transformer les rapports de forces objectifs qui, comme nous l’avons exposé, sont des facteurs décisifs pour l’existence de la structure émotionnelle. Ils hésitent entre l’attitude bourgeoise progressiste du XIX° siècle et le pessimisme misanthropique de la société autoritaire moderne. Freud lui-même, et bon nombre de ses disciples les plus renommés, tend de plus en plus à une attitude nihiliste ; ceci est dû en partie à la tendance constructive de la théorie psychanalytique qui ouvre la porte à mille échappatoires intellectuels.

Cependant, une interprétation logique de la structure émotionnelle de l’homme, sur le base de la psychanalysé, ne peut que conduire à une explication matérialiste de l’individu dans la société. Erich Fromm critique à juste titre le parallèle formaliste que Freud établit entre l’impuissance de l’enfant au sein d’une famille et celle de l’adulte aux prises avec des forces sociales. Il s’agit là non seulement d’un parallèle mais aussi d’une combinaison extrêmement complexe. C’est non pas l’impuissance biologique d’un petit enfant qui est le facteur décisif concernant son besoin spécifique d’une forme définie d’autorité, mais l’impuissance sociale de l’adulte, déterminée par sa situation économique, qui modèle l’impuissance biologique de l’enfant et qui par conséquent influence la forme concrète du développement de l’autorité sur l’enfant. C’est seulement si l’on prend suffisamment en considération l’influence des conditions économique sur les pulsions libidinales que le comportement mental de l’individu peut être interprété de façon adéquate.

Une psychologie collective qui, sur cette base scientifique, tente d’expliquer, dans leur dimension sociale, les structures psychiques communes à des individus vivant en groupe, doit s’accorder avec l’interprétation marxiste de la société. La conformité de ses résultats avec la critique révolutionnaire de la société ne sera pas due seulement à l’analogie générale qui existe entre la personne névrotique et notre société désorganisée. Car, plus le groupe considéré est grand, plus il y aura identité entre les expériences de la vie quotidienne de ses membres, à partir desquelles elle explique les conduites sociales, et la situation socio-économique qui est le sujet de la théorie critique de la société.

C’est à cette relation l’identité que la sociopsychanalyse doit et sa force et sa faiblesse. Il est extrêmement douteux que les "résultats" obtenus jusqu’ici par cette théorie dans l’interprétation des conduites sociales soient réellement l’aboutissement de son authentique recherche. Il semblerait plutôt qu’on ait mis la charrue avant les bœufs, que ce n’est pas la psychologie sociale qui sert l’analyse marxiste, mais cette dernière qui contribue à mettre notre psychologie sur la voie de ses conceptions concrètes. Et en fait, l’interprétation critique marxiste de l’existence déshumanisée de l’homme sous le capitalisme conduit à une plus ample compréhension des traits et des rapports humaine qui révèlent une importance décisive en ce qui concerne la transformation de la société.

Mais combien le marxisme officiel s’est éloigné de cette tâche pratique ! Les marxistes et les psychanalystes marxistes rivalisent entre eux de tentatives formalistes pour prouver que les "méthodes" de leurs "sciences" respectives sont pareillement "dialectiques". Ils perdent leur temps à vérifier "les parallèles philosophiques entre la conception matérialiste de l’histoire et le caractère dynamique et génétique de la manière dont Freud comprend l’individu". "Dialectique par nature" a-t-on dit de la formation des symptômes de la névrose. "Le moi agit comme un agent synthétisant." Le développement de la libido est considéré comme un "processus dans lequel l’accroissement d’un changement quantitatif produit quelquefois brusquement une transformation qualitative". Combien futiles sont de telles discussions, même d’un point de vue scientifique restreint, nous allons le montrer dans un cas sur lequel Osborn s’étend longuement dans Marxisme et psychanalyse. Il se demande comment le caractère non dialectique des représentations conscientes est compatible avec le "caractère fondamentalement dialectique de la pensée humaine". Cherchant à résoudre l’énigme, il soutient que les rêves, expression exacte de l’inconscient, constituent l’antithèse dialectique du processus de la pensée vigile. La raison renforce la répression des émotions du fait que les normes de la conscience ont pour effet d’exacerber l’incompatibilité de ses tendances dialectiques. La réalité étant d’habitude inapte à. permettre une satisfaction parfaite des impulsions, la raison humaine exagère l’âpreté de la réalité et la représente comme rigide et immuable en vue de raffermir la répression de ses pulsions.

Ce qui est déterminant pour la structure logique de notre pensée quotidienne et pour la distinction entre les qualités premières et secondaires dans les sciences naturelles, ce n’est pas notre mécanisme émotionnel, mais la nécessité d’ordonner le cours des apparences du monde extérieur, dans le but de la dominer. Cette domination est ultérieurement possible, seulement sur les bases de l’adéquation de nos conceptions et des objets que nous saisissons grâce à elles. Voir dans la structure conceptuelle une formation de réaction contre les impulsions humaines est tout simplement aberrant. La fonction de la structure conceptuelle, dans les sciences naturelles comme dans la vie quotidienne, demande à être expliquée en premier lieu sur le base des objectifs sociaux qu’elles ont toutes deux à atteindre.
On sait bien, sans doute, que pour titre officiellement admise en Russie, une "science" quelconque doit voir son caractère "dialectique" reconnu par l’Etat. Mais aussi, en dehors de ce pays, et de ses sujets, ici ou n’importe où ailleurs, de telles discussions révèlent que le marxisme a dégénéré en académisme. Rien d’étonnant donc de voir John Strachey porter aux nues cette partie de l’exposé d’Osborn : "Sa plus captivante découverte théorique".

III

Les sociopsychanalystes assignent pour la fonction pratique à leur théorie "d’activer les masses". Ils veulent contribuer à développer la conscience de classe en formulant et articulant les besoins émotionnels des masses. Comme ils sont plus particulièrement concernés par les besoins sexuels, ils soutiennent qu’il est particulièrement important de dénoncer la fonction sociale réactionnaire de la morale sexuelle et de la religion. Cette propagande va les mettre à même, disent-ils, de pulvériser et de saper ainsi "un des principaux piliers du capitalisme : la volonté des masses de supporter la répression et l’exploitation sociales". Le sort de la révolution dépend toujours des larges masses "apolitiques". L’énergie révolutionnaire émerge de la vie quotidienne. "Par conséquent", proclament-ils, "politiser la vie privée, le marché, les cinémas, les bals, les fêtes foraines, les chambres à coucher, les bowlings, les salles de billard !"

Tout en admettant qu’en dernière instance les rapports socio-économiques déterminent la structure des impulsions des masses, les psychanalystes pensent que la révolutionnarisation elle-même des masses doit tout d’abord concerner la superstructure idéologique de la société. Ils justifient cette idée par ce que la psychologie leur a enseigné de l’effet stabilisateur des liens émotionnels assujettissant les masses aux chefs et aux idéologies dominantes. Ils se disent persuadés que la présente orientation vers le fascisme confirme empiriquement leur théorie et leurs propositions.

Dans une société libérale, l’autorité restait voilée aux yeux des individus. Voyant dans les fétiches des prix, de la propriété, des rapports légaux, autant de forces naturelles, ils ne percevaient pas leur absence de liberté. C’était la fausse conscience que Marx avait à l’esprit quand il analysait le rôle du fétichisme dans les économies bourgeoises. Le travestissement disparaît de plus en plus. C’est à instaurer l’autorité directe et barbare des économies d’État totalitaire que tend la société actuelle. Il a fallu tous les efforts des marxistes pour "démasquer", comme disait Lénine, la fausse conscience, pour mettre en évidence le caractère fétichiste de l’égalité juridique, de la démocratie bourgeoise, de la religion, et principalement de la marchandise. Maintenant, tons ces fétiches se sont évanouis - les masses ne se précipitent plus pour défendre "leurs" démocratie, "leur" égalité devant la loi, "leur" liberté d’échange sur le marché ou devant Dieu, ou même "leurs" dirigeants politiques ! Cela, nos psychanalystes ne peuvent le comprendre ! Il doit y avoir quelque-chose qui ne va pas dans la théorie marxiste, raisonnent-ils, et cela ils croient l’avoir découvert dans la tendance "économiste" du marxisme officiel.

Il est hors de doute que les diverses écoles du marxisme contemporain ont rejoint la classe dirigeante dans la fabrication d’idéologies. La tendance objectiviste de ce marxisme n’est rien d’autre que l’expression de cette conversion idéologique. Mais les psychanalystes dont il est question ici, ne sont justifiés en aucune façon dans leur objection, parce que ce qui caractérise leur point de vue c’est justement qu’ils ne reconnaissent pas la dépendance économique fondamentale des travailleurs vis-à-vis des moyens de production. L’acceptation de cette autorité économique par les travailleurs était déjà la relation fondamentale du système libéral exactement comme il forme la base de la société totalitaire. Tant que les masses considéreront cette autorité dans la production comme nécessaire, et qu’elles ne se révolteront pas contre elle, le pouvoir de la classe possédante demeurera intact. On ne saurait nier que l’existence des liens d’autorité irrationnels soit aussi un facteur de renforcement des rapports économiques de base. Mais croire qu’a l’heure actuelle où la fabrication d’idéologie est de plus en plus l’apanage de services centralisés, dotée des moyens techniques les plus efficaces, croire, justement, maintenant, l’effort principal doit être centré sur l’agitation dans la sphère des superstructures, c’est vouloir se lancer à l’assaut de moulins à vent.

Le changement actuel opéré dans la structure socio-économique transforme une condition dans laquelle l’auto-explication et justification de la société devient une production consciente, même dans le capitalisme ; et parce que les contradictions de la production capitaliste s’exacerbent quotidiennement, les rationalisations idéologiques qui les travestissent, s’éloignent toujours davantage de la réalité. Surtout maintenant où les apparences semblent plus que jamais prouver la décisive "influence matérielle des idéologies", la décision dépend totalement d’un changement dans les rapports économiques. Il n’est pas seulement impossible mais aussi inutile de combattre les centres de propagande des dirigeants totalitaire avec leurs propres armes. Ces idéologies se désagrégeront aussi rapidement qu’elles sont maintenant acceptées par les masses. Leur inconsistance par rapport à la réalité apparaîtra ouvertement au moment où le problème du renversement matériel de la société se posera aux masses. Plus que jamais, la théorie critique doit se préoccuper de ce changement matériel fondamental.

Plus que jamais, cette théorie est liée au développement de la conscience de cette classe qui détient les positions clés dans les mécanismes de la production l’orientation de ce développement a pour préalable l’élucidation des questions très simples qui concernent les rapports sociaux fondamentaux. Dès lors que les travailleurs s’emparent des moyens de production, ils contrôlent aussi la production de la propagande. A la production d’idéologies succédera une analyse rationnelle et systématique, l’opinion publique interprétant elle-même son comportement. Les masses travailleront ès concert à clarifier les principes qui détermineront la production et l’organisation de la société.

L’importance exagérée donnée au facteur sexuel devient particulièrement apparente dans le genre de propagande que propose le mouvement SexPol. Mais, en outre, l’inefficacité de ses tentatives pour relier une propagande radicale aux besoins émotionnels des masses est facilement démontrée par sa propre théorie. Cette théorie prétend que la structure spéciale des pulsions libidinales, qui déterminent l’attitude des masses à l’égard des autorités, dépend intégralement de la force sociale que ces autorités représentent. Ainsi, seront-elles toujours capables d’user des mécanismes de répression et de sublimation pour arriver à leurs fins. Cette faculté même des pulsions sexuelles de s’adapter aux conditions sociales, les rend beaucoup moins aptes à être utilisés comme levier pour une propagande révolutionnaire, que des pulsions d’autoconservation. Nous ne croyons certainement pas que le problème très complexe de la conscience de classe puisse être valablement interprété par une théorie simplificatrice des pulsions. Mais sur les bases d’une telle division formelle de la vie émotionnelle de l’homme, la pulsion de faim sera d’une beaucoup plus grande influence pour le moindre soulèvement, que la pulsion sexuelle aisément ajustable. Qui plus est, la théorie sociopsychologique met l’accent sur l’importance de l’enfance, surtout dans les quatre ou cinq premières années, pour le développement du pouvoir des idéologies chez l’homme. Si donc, la propagation des idéologies dans les masses doit être une condition du renversement de l’ordre établi, il faudrait en conclure logiquement à la nécessité de réformer en tout premier lieu la famille ou, en d’autres termes, de révolutionner l’école maternelle pour réaliser la révolution sociale. Cela serait même pire que la vieille illusion sociale-démocrate bien connue, selon laquelle la révolution sociale présuppose "l’homme révolutionnaire" qui peut seulement être l’aboutissement d’un long processus d’éducation de masse.

La thèse psychanalytique conduit pratiquement à une propagande visant la satisfaction bidon de certaines pulsions qui peuvent être comblées dans le cadre de la société capitaliste. Cette propagande politique n’est pas nouvelle. Elle a toujours été utilisée par l’ancien mouvement ouvrier. Ses idées fondamentales ont servi de base à l’existence d’énormes associations pour le chant, les excursions, la danse, la gymnastique et pour d’autres buts - sauf la préparation réelle du combat contre le capitalisme - activités qui étaient celles de presque toutes les organisations ouvrières d’Allemagne avant 1933.. Mais c’est au mouvement hitlérien de "la force par la joie" (Kraft durch Freude) qu’il revint de porter au grand jour la véritable fonction sociale de cette éducation "révolutionnaire" et de ses conséquences pratiques.

(Anonyme), "Marxism and Psychology", Living Marxism, IV, février 1938, pp. 21-30.