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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Le régime parlementaire - Marius Hanot
L’Internationale n°19 - 28 Juin 1919
Article mis en ligne le 7 novembre 2013
dernière modification le 30 mars 2020

par ArchivesAutonomies

La révolution est nécessaire. Ce mot qui effraie tant nos ineffables dirigeants, qui remplit d’horreur nos bourgeois et qui fait "tiquer" nos camarades eux-mêmes, prendra quelque jour sa signification exacte - on ne s’en servira plus comme épouvantail ; mais après avoir pensé et mûri ses sens on passera à l’application. Qu’on le veuille ou non, un changement de régime pointe à l’horizon politi­que ; il est difficile de ne pas s’en rendre compte. Le seul fait d’avoir vu la Révolution s’implanter en Russie, en Allemagne et en Hongrie est probant. Bien qu’en République les aspirations des Français sont les mêmes que celles des bolchévistes : il faut que le peuple ait le pouvoir I Et il l’aura, coûte que coûte !

Car, en France, le peuple n’est rien, et ceci parce qu’il croit être tout. Depuis la Révolution de 1789, il se sait libéré des chaînes que la noblesse et le clergé alourdissaient à l’envie ; on lui a dit qu’il était le maître parce qu’il avait renversé les puissances d’alors. Mais - et ceci se passe en ce moment en Russie - les masses populaires se désintéressent de leur propre sort. De même que Lénine ne pourra peut-être pas mener à bonne fin la tâche qu’il entreprit (parce que le peuple, par insouciance, néglige de le seconder), de même que nos aïeux n’aboutirent point, lors de la grande Révolution, au résultat qu’ils avaient cru préparer. Le pouvoir fut pris par la bourgeoisie ; nous savons ce que cela nous a valu : la tuerie de 1914-1919 couronne dignement l’édifice élevé sur les cadavres des prolétaires.

Nous avons un Parlement. Les journaux sont remplis d’articles et d’interviews de nos braves députés ; les sénateurs arrivent bons derniers dans cette course à la publicité : leur état de dégénérescence physique et de gâtisme en est la principale cause. A la lecture des quotidiens il apparaît nettement que des hommes ont été mandatés pour représenter le pays au Palais Bourbon et au Luxembourg : les élus s’en glorifient ; le nom de l’arrondissement ou de la région qu’ils représentent illustre les signatures, ceci afin que nul n’en ignore.

Et c’est tout. Et c’est suffisant. Les centaines de députés et de sénateurs qui symbolisent la France sont satisfaits de leur sort : nous aurions mauvaise grâce à ne pas les approuver. Rétribués comme des bureaucrates, ils agissent comme tels ; ils synthétisent d’une façon remarquable la corporation que l’Europe nous enviait jadis et qu’elle méprise maintenant. Puisque cet état de choses nous plaît, tant mieux pour nous et braillons en choeur : "Vive la République !"

Mais - hélas ! que ce mot est fâcheux - tout le monde n’est pas content. Puisque nous payons des gens pour administrer nos affaires, il nous est loisible de leur demander des comptes. Les 15 000 francs de traitement annuel que les parlementaires se sont bénévolement attribués doivent récompenser un travail quelconque. Or, voyons le bilan. Essayons de nous rendre compte de ce que le Parlement a fait pour nous depuis les dernières élections, et jugeons !

En 1914, il y avait tout à faire : rien ne fut fait. Lors de la déclaration de guerre les deux Chambres, d’un accord touchant, acceptèrent la mobilisation, et tout ce qui s’ensuivait. D’un cœur léger, ses membres - à part quelques-uns qui crurent de leur devoir de supporter les risques et les dangers courus par leurs électeurs - furent, virent, admirèrent et la ville de Bordeaux, et les trains de blessés et les communiqués. Le jusqu’auboutisme devint le mot d’ordre de leur ligne de conduite. Il fallait que le peuple vienne jusqu’aux extrêmes limites de ses forces. Tout fut mis en action à l’avant comme à l’arrière pour faire la guerre et la continuer. Les bénédictions parlementaires pleuvaient sur le pays ; des absolutions furent données en masse ; des avantages fabuleux étaient offerts à tout venant. Aux gens du front, on réservait la souffrance et la mort, ces messieurs de l’arrière n’avaient qu’à ouvrir la porte de leurs coffres-forts pour y voir affluer l’écume d’un Pactole intarissable.

Tels des Dieux, les parlementaires, quels qu’ils soient, trônaient sereinement. Les destinées de la France ne les intéressaient guère. Si quelques-uns d’entre-eux parurent s’en occuper, ce fut un feu de paille. La discipline de l’Union Sacrée exigeait l’inertie, et cette dernière qualité était à l’ordre du jour.

Pendant toute la durée des hostilités, le budget de la guerre fut, chaque année, voté avec enthousiasme. L’armistice vint ; les crédits de guerre proposés par l’eunuque Clémenceau et son harem pour réduire les révolutionnaires russes se virent acceptés avec non moins de désinvolture. Il faut reconnaître que le gouvernement rencontra quelque résistance ; elle n’était due qu’à l’approche des élections. Certains députés, en plus de ceux qui sont sincères, - car je crois qu’il en existe malgré tout - ne voient pas sans émotion arriver l’heure fatale où, comparaissant devant leurs mandants, il leur faudra expliquer leur conduite et motiver leurs votes. Ils seront obligés devant les anciens combattants et tous les gens qui ont souffert de la guerre, car ce sera la majorité des électeurs, de dire pourquoi ils les favorisèrent et les raisons qui les empêchèrent de tenter l’impossible pour la faire avorter ou la faire cesser.

Quelles seront leurs explications sur leur attitude pendant l’élaboration du traité de paix ? Nous sommes assez crédules et suffisamment abêtis pour admettre les piètres excuses qu’ils nous fourniront. Le langage parlementaire est charmeur : la bouche ouverte, nous "encaisserons" tout. Et malgré cela, nous resterons persuadés que le régime parlementaire est condamné.

Le parlementarisme est un abcès fétide, il illustre notre politique de sa tumeur violacée : on en trouve le pus partout. Nous en souffrons parce que, quoiqu’on en dise, il nous arrive parfois d’avoir les yeux clairs. Nous sommes indignés par les forces rigides d’un atavisme insoupçonné. Le passé d’esclavage de notre pays reste puissant. Nous gardons encore sur nous les traces des liens dont on nous garrottait jadis ; nous tremblons au moindre claquement de fouet, parce que nous nous connaissons une âme de serfs. Et il suffit dès lors qu’un rhéteur se présente à nous et qu’il prenne la peine de se dire notre ami et notre défenseur, pour qu’aussitôt nous lui fassions crédit et lui confiions nos destinées.

Aux élections, le candidat flatte notre vanité il a l’esprit et l’allure d’un mercenaire inconscient. Dès le vote acquis, il nous méprise, agit comme bon lui semble et dirige le pays d’après la loi du plus offrant. Pendant quatre ans, le parlementaire reste le maître le sait ; il pontifie jusqu’à l’exagération ; il ne redevient notre chose qu’aux abords de la période électorale, de cette pitrerie où ne comptent que les pirouettes, les gasconnades et les grimaces.

La Révolution prochaine nous débarrassera de notre régime parlementaire ; c’est une nécessité. Il faut que nos futurs représentants ne soient considérés comme tels qu’après avoir fait preuve de compétence et de vie. Rétribués, ils devront travailler ; s’ils sont incapables d’entreprendre la tâche qui leur sera donnée, on les révoquera. Notre droit de contrôle se traduira par des sanctions.

Cette comédie de porter au pouvoir des incapables et des déments a assez duré, nous voulons des hommes !

Marius HANOT