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Les mauvais jours finiront... Bulletin N°4 – Septembre 1987
Article mis en ligne le 19 janvier 2019
dernière modification le 29 décembre 2018

par ArchivesAutonomies

I. Ce numéro 4 du bulletin est constitué de textes traduits de l’italien et critiquant le terrorisme [1]. Ils datent des années 1977 et 1978. Ils ont tous été écrits par les membres du petit groupe qui publiait la revue Insurrezione (trois numéros et deux brochures de 1977 à 1980 ; les deux brochures avaient pour titres : Proletari se voi sapeste... et Parafulmini e controfigure). Les textes présentés ici avaient été rassemblés en appendice dans la dernière brochure citée. Ils possèdent la rare qualité de fournir une critique des spécialistes en "lutte armée", à partir des effets néfastes que leurs actions ont exercé sur le mouvement social de ces années-là.

Il va de soi que, malgré leur intérêt, ces textes datent quelque peu. Mais il faut s’en contenter parce que ceux qui, en Italie, furent capables de prévoir les conséquences désastreuses de ce "terrorisme" n’ont produit aucune analyse rétrospective détaillée. Plus qu’à d’autres époques encore, la police italienne en sait davantage sur l’histoire des structures clandestines que ceux qui pourraient en analyser radicalement l’histoire. Cette faiblesse provient du reflux qui a dominé l’Italie à partir de 1978 (il était alors prudent, par suite de la répression, de ne pas trop en dire sur cette "lutte armée"), mais aussi d’une inertie surprenante sur la question. Ces camarades lucides donnent aujourd’hui l’impression de ne jamais trop savoir par quel bout commencer une telle analyse synthétique détaillée. Ils se contentent donc de généralités, et le temps passe, tandis que les anciens terroristes (repentis ou non) et les journalistes confusionnistes publient leurs livres [2].

II. L’histoire des vingt dernières années a montré que toutes les variantes de terrorisme ("lutte armée" spécialisée ou attentats "aveugles") servent finalement à simuler la guerre civile, la mise en scène mensongère d’un affrontement apparemment extrême ayant pour fonction de prévenir la polarisation effective de la société en deux camps de nature opposée.

Le recours aux attentats "aveugles" a pour effet de rendre en apparence égaux dans l’infamie toutes les parties en présence, même lorsque certaines en sont faussement accusés (comme on l’a vu en Italie depuis 1969, où des attentats extrêmement meurtriers ont été attribués à des anarchiste, pour se révéler ensuite des machinations de l’Etat lui-même) [3]. Une fois réussi ce nivellement symbolique. l’Etat se présente comme une force moins infâme que ses adversaires ou concurrents.

La ’lutte armée" spécialisée, de son côté, repose sur une erreur stratégique délibérée et nécessaire ; tous les exemples depuis trente ans ont montré que ces gens, manipulateurs déçus plutôt que révoltés sincères, préfèrent même négliger les principes de toute appropriation du pouvoir, du moment qu’ils prennent de cours le développement spontané du mouvement, leur principale préoccupation étant de se l’inféoder (le "terrorisme spontané" qui saisit les individus les plus désespérés lors des reflux dramatiques des mouvements sociaux est évidemment d’une autre nature puisqu’ils ne voient de solution que dans une fuite en avant nihiliste). La logique de la "lutte armée" spécialisée est, comme pour ceux qui recourent aux attentats "publics", de démontrer que la situation en est déjà au stade de l’affrontement ouvert généralisé, avec cette différence que l’alternative imposée n’est plus -violence démente ou soumission, mais subordination à l’un ou l’autre camp, avec réduction de toute initiative aux exigences d’un antagonisme militaire symétrique.

III. Cette "lutte armée" des années soixante-dix a prétendu prendre exemple sur les "guérillas" hiérarchisées à base paysanne, victorieuses en Chine et dans quelques autres pays lointains, pour tenter d’en importer les techniques dans le milieu urbain des pays industriels (les Tupamaros uruguayens semblent avoir été les premiers à le faire). Cette transposition s’est bien entendue effectuée en maintenant intacte la volonté de subordonner la subversion sociale à une instance purement militaire. Il en est presque toujours résulté un désastre, comme en Argentine ou en Uruguay. Quand, par extraordinaire, le "contre-Etat" (cf les analyses de Louis Mercier Vega) est parvenu à prendre la place de l’État précédent, on s’est bien vite aperçu que seuls les maîtres avaient changé et que, l’exploitation et la domination demeuraient (comme à Cuba ou au Nicaragua).

Les "guérillas urbaines" se sont heurtées au fait que le pouvoir central pouvait immédiatement faire sentir sa force en tout point de la société. Et plutôt que de mimer l’Etat comme les "guérillas" hiérarchisées des campagnes, elles ont dû se contenter d’imiter les méthodes des diverses polices secrètes, retrouvant les problèmes posés à toute conspiration urbaine, que les terroristes russes à la fin du siècle dernier et au début du n8tre avaient dû affronter.

"Les analogies de structure avec l’adversaire, c’est-à-dire la police secrète, sont frappantes elles permettent le double jeu d’un homme comme Azev, lequel put d’autant mieux garder l’incognito que l’activité conspirative pour tout ce qui concerne la manière d’être et les méthodes, ressemble à s’y méprendre à celle des contre-révolutionnaires." (dans Crime et Politique, de H.M. Enzensberger).

Mais ces terroristes russes avaient pour eux un immense idéal et une pureté d’intention qu’on ne peut évidemment attribuer aux militants modernes de la militarisation de la lutte de classe. Tandis que les premiers n’envisageaient souvent que de tuer une seule fois pour mourir ensuite, les seconds justifient des milliers de crimes et espèrent atteindre le moment où ils pourront se payer d’honneurs. C’est ce qui explique que dans le cas du terrorisme russe, les "organisations de combat" n’aient jamais absorbé les groupes dont elles émanaient, alors que c’est la caractéristique des "groupes armés" de la "guérilla urbaine".

IV. Certains ont affirmé que le désastre représenté par la "lutte armée" spécialisée trouvait sa correspondance dans l’infiltration policière des réseaux terroristes, et qu’au fond, les deux formes de terrorisme procédaient strictement de l’Etat (en particulier de ses services spéciaux) [4]. Mais une telle façon de voir a ce défaut de correspondre assez mal à l’ensemble des faits, et aussi de laisser aux spécialistes en "lutte armée’ une échappatoire : comme ils voient tout en termes militaires et techniques, ils auraient beau jeu d’affirmer que des méthodes conspiratives améliorées pourraient les mettre à l’abri de tels mécomptes (ces organisations hiérarchisées ont l’habitude de tout traduire en termes techniques, tandis que la "ligne" doit demeurer hors d’atteinte des exécutants). En réalité, le problème des pénétrations policières est quelque peu anecdotique (ce serait d’ailleurs oublier que celles-ci ont surtout lieu par retournement de militants engagés depuis longtemps dans leur activité, comme le montre le phénomène du "repentir" des terroristes italiens, qui peut être vu aussi comme une application particulière des techniques de contre-guérilla). Que l’Etat infiltre ou non les organisations clandestines de "lutte armée" spécialisée, le résultat est toujours le même ; les mouvements sociaux sont pris en tenaille entre deux mensonges pratiques et n’ont plus pour perspective que la soumission à l’un des camps en présence, Il n’est donc pas surprenant que la population, quand elle se retrouve prise dans un tel champ de rapports de force entre rackets, préfère se soumettre au pouvoir établi, puisque sauf événements exceptionnels ce dernier garde un formidable avantage stratégique sur ses rivaux mimétiques.

V. L’efficacité des mécanismes sous-tendant le rapport de spectacle, notamment la mise en scène de la violence intense comme seul moment possible de vérité possible, a fait du terrorisme une arme redoutable contre la subversion sociale. Le recours à une violence absurde passe, dans toute propagande officielle, pour la seule opposition cohérente (et mortifère) à l’ordre établi. C’est pourquoi on peut s’attendre à voir ressurgir le spectacle du terrorisme dans tous les moments de grande convulsion qui n’auraient pas su en prévenir le danger. Ce qui est pourtant assez simple, bien que cela ne dépende pas de quelques volontés isolées : de même que les assemblées prolétaires doivent, pour durer, commencer par expulser les staliniens de leur sein, de même le mouvement social doit exclure préventivement le recours à la "lutte armée" spécialisée.

On peut mesurer la force et la profondeur d’un tel mouvement social à un critère très simple ; en mai 1968 comme dans le mouvement polonais de 1980 et 1981, il était dès le début évident qu’on ne lutte pas contre le pouvoir par les méthodes du pouvoir, II n’est pas moins remarquable que le mouvement polonais ait produit, après le coup d’Etat de décembre 1981, une discussion sur les problèmes que pose toute clandestinité (cf Adam Michnik, Penser la Pologne), et enfin que le secteur clandestin de Solidarité ne se soit pas autonomisé par rapport au reste du mouvement social.

Le problème du terrorisme n’est pas aussi complexe qu’il en a l’air, pourvu qu’un mouvement sache être clair dès ses débuts, afin d’empêcher que ce comportement désastreux n’amplifie un reflux ultérieur et ne le rende irréparable. Malgré l’absence presque complète de mémoire sociale, il y a des raisons de penser qu’une telle conscience a cheminé dans les années qui ont suivi le premier retour de la subversion moderne et son échec. Cet affaiblissement des perspectives terroristes est d’ailleurs assez logique puiqu’à la différence des deux autres piliers de la contre-révolution moderne (l’industrie du divertissement et le marché des divers produits hallucinogènes), le terrorisme sous forme de "lutte armée" spécialisée a tiré une bonne partie de sa force des scories d’un vieux passé contre-révolutionnaire (où s’enracinaient les mythes de la résistance "anti-fasciste" et du parti d’avant-garde).