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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Les dilemmes de l’empire – Cl. Albertani
La question sociale N°1 – Printemps-Eté 2004
Article mis en ligne le 20 octobre 2018
dernière modification le 24 septembre 2018

par ArchivesAutonomies

Aujourd’hui, les troupes américaines occupent le plus grand pays arabe au monde. Les répercussions s’en laisseront sentir dans les prochaines décennies. Nous ne comprenons pas encore ce qui s’est passé. Je ne crois pas que les responsables politiques et militaires impliqués le comprennent non plus. Nous entrons dans une nouvelle ère de l’impérialisme dont il est impossible d’estimer, d’évaluer ou de comprendre la durée.

Robert Fisk

L’histoire présente fait penser à certains personnages de bandes dessinées que l’élan d’une course folle entraîne au-dessus du vide sans qu’ils s’en rendent compte, de sorte que la seule force de leur imagination leur permet de flotter à une telle hauteur, mais ils tombent aussitôt qu’ils s’en aperçoivent.

Raoul Vaneigem

Le 1er mai 2003, le président Bush annonçait la "libération" de l’Irak, et pourtant, un an plus tard, plus personne ne doute de la volonté du peuple irakien de se débarrasser de ses "libérateurs". Les difficultés de la seule superpuissance mondiale à instaurer un semblant d’"ordre" dans ce pays mettent en évidence les dilemmes auxquels doivent faire face les artisans néo-conservateurs de la politique impériale américaine. Elles mettent aussi à l’ordre du jour la question des résistances au nouvel "ordre" mondial établi au nom du marché et de la démocratie et la nécessaire clarification du mouvement dit d’altermondialisation.

Nous vivons des temps difficiles. Des photos d’enfants mutilés, de femmes déchiquetées, de civils humiliés parviennent dans les foyers de millions de personnes aux quatre coins du monde. Pourtant, dans le même temps qu’elle se fait plus visible, l’horreur devient de moins en moins communicable. Des vérités ignominieuses et de parfaits mensonges alternent sous nos yeux, sans solution de continuité, comme si nous avions affaire à une sorte de monde différent du nôtre, transformé en un pur objet de contemplation.

Les mensonges incessants que le gouvernement des États-Unis et ses complices ont inventés pour justifier l’invasion de l’Irak — aggravés, plus que corrigés, par d’incessantes retouches — n’ont jamais été crédibles. Mais qu’importe, puisque le rythme frénétique des événements a éclipsé rapidement les véritables causes de la guerre, et que ses initiateurs se sont arrogé le droit de se contredire, en espérant que nous oublierions tout, comme dans les mauvais films.

L’opération fut orchestrée avec le plus grand soin pour faire naître un sentiment de terreur et d’impuissance chez le peuple irakien, mais aussi au sein du mouvement pacifiste. Des accusations ouvertes de soutien au terrorisme lancées contre les millions de personnes qui inondèrent les rues du monde pour dire leur opposition à la guerre, jusqu’aux projectiles à l’uranium appauvri destinés à la presse insoumise, le message a toujours été le même  : si vous n’êtes pas avec nous, il vous faudra en payer les conséquences.

Le temps est venu, aujourd’hui, d’aller au-delà du battage médiatique, et de réfléchir sérieusement à un événement historique — l’invasion anglo-américaine de l’Irak — qui suscite une foule de questions. Qu’est-ce qui a changé dans le monde après la guerre  ? Jusqu’où va la manipulation à l’échelle mondiale  ? Quelle est la portée des résistances aux aventures néo-colonialistes des États-Unis  ? Quels sont les nouveaux défis auxquels doivent répondre les mouvements d’opposition mondiale  ? Tenter d’y apporter une réponse requiert qu’on examine attentivement un certain nombre de points.

Le miroir de la démocratie

Il y avait, en Irak, d’autres choses en jeu que le pétrole ou le contrôle géopolitique du Moyen-Orient. Ce sont là, bien sûr, des objectifs de première importance, mais, dès le début, il y en eut d’autres, qui pour être moins apparents n’en étaient pas moins importants.

Par exemple, il s’agissait d’intimider les États du Moyen-Orient et d’Europe occidentale, en montrant l’existence d’un pouvoir impérial, disposé à employer des arguments contondants pour se perpétuer dans son être. Il était urgent, également, de mettre à l’épreuve la nouvelle doctrine de la guerre préventive — lancée en septembre 2002 par l’obscur secrétaire de la Défense Ronald Rumsfeld —, selon laquelle les États-Unis peuvent intervenir militairement, et de façon unilatérale, dans tous les lieux où leur pouvoir global semble être mis en question. À l’évidence, cette doctrine postule l’existence de souveraineté de deux types  : la première, celle des États-Unis, est au-dessus des lois et des traités internationaux  ; l’autre, qui correspond au reste de l’humanité, est dépendante des désirs de la seule super-puissance existante [1].

De même, le gouvernement américain cherchait la maîtrise absolue dans le domaine de la communication. Pas nécessairement par le moyen de la censure — pas seulement, en tout cas —, mais plutôt en administrant le flux des mensonges, grâce à un marché où la plus grande partie de l’information est concentrée entre les mains de quelques géants médiatiques. On a pu constater que les principaux médias américains avaient menti délibérément. Dans le pays de la liberté par excellence, de dociles folliculaires se sont contentés de reprendre à leur compte la propagande gouvernementale sur l’Irak, en la faisant passer pour de l’information, et en justifiant ainsi la pire incursion guerrière de ces dernières décennies [2].

Deux ans après avoir été déclarée, la "guerre contre le terrorisme" est devenue le miroir où la démocratie occidentale se contemple elle-même. "Une démocratie si parfaite — écrivit Guy Debord — qu’elle fabrique elle-même son inconcevable ennemi. Une démocratie qui préfère être jugée par ses ennemis que sur ses succès. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État et elle est extrêmement instructive" [3].

Ces phrases sont de 1988, et elles sont loin de traduire la réalité du monde d’aujourd’hui. Indépendamment de la question — toujours en suspens — de l’identité de leurs auteurs, les attentats du 11 septembre ont eu pour résultat un véritable coup d’État qui annula les libertés constitutionnelles fondamentales du citoyen américain.

Le Patriot Act d’octobre 2001 a supprimé l’habeas corpus, légalisé la surveillance électronique, et introduit une culture du soupçon typique des régimes totalitaires. Le FBI s’est arrogé le droit de contrôler ce que lisent les citoyens, et le Pentagone a créé l’Office d’influence stratégique, une sorte de ministère de la Vérité chargé de la tâche inquiétante d’"orienter" l’opinion publique en diffusant les nouvelles, fausses au besoin, susceptibles d’avaliser l’information gouvernementale.

Mais ce n’est pas tout. En collaboration avec des entreprises médiatiques et des universités privées, un personnel militaire spécialisé s’est attelé à la production de vidéo-jeux de propagande qui mettent en œuvre des scénarios guerriers où le rôle du méchant est invariablement dévolu à l’Arabe. L’un de ces jeux, "America’s Army", est disponible gratuitement sur Internet et, avec plus de deux millions d’usagers, il est un des cinq vidéo-jeux on-line les plus populaires aux États-Unis.

C’est ainsi qu’on assiste à la réalisation des prophéties les plus sombres de George Orwell  : la guerre est la paix  ; l’esclavage est la liberté  ; l’ignorance est la force.Et cela a lieu, est-il besoin de le rappeler, non dans un pays "socialiste", mais dans la patrie même du néolibéralisme réel.

Nous devons admettre que, au moins en partie, le modèle a fonctionné, puisque, à la veille de l’agression, des sondages d’opinion réalisés aux États-Unis montraient qu’une bonne partie de la population semblait croire que Saddam Hussein était le véritable responsable des attentat du 11 septembre.

Cependant, tout n’a pas marché comme on l’aurait souhaité. Aujourd’hui, la popularité des États-Unis se trouve partout en franche décadence. Ce n’est pas par hasard si Al Jazira (La Péninsule), la chaîne de télévision indépendante qui est devenue la bête noire d’Israël et de Bush junior — ainsi que de nombreux gouvernements des pays arabes — est en train de conquérir des parts de marché toujours plus grandes dans le monde de l’information sur le Moyen-Orient.

Notons, au passage, que dire la vérité est dangereux. En envahissant l’Afghanistan, par exemple, les Américains ont bombardé le siège d’Al Jazira à Kaboul. Il n’y eut pas de victimes, mais l’avertissement était clair. En Irak, le correspondant d’Al Jazira,Tareq Ayyoub, mourut après l’attaque contre son bureau bien que la chaîne elle-même eût fourni les coordonnées précises de l’immeuble où elle se trouvait à Bagdad au commandement central américain, contre la promesse de ne pas être attaquée [4].

Le 25 mars, le site Internet de cette chaîne subit l’assaut d’un agresseur mystérieux, le Freedom Cyber Force Militia. En tapant l’adresse www.english.aljazeera.net, le lecteur pouvait trouver les annonces God bless our troops  !!! et Let Freedom Ring  ! qui ressemblaient à des gloses des manuels de cyber-guerre. En même temps, la chaîne était expulsée de la Bourse de New York, et America on Line se refusait à diffuser sus messages publicitaires. Cela n’a servi à rien  : Al Jazira est devenue la source par excellence sur la guerre d’Irak, au détriment même de CNN.

Un autre exemple nous est donné par l’image du renversement de la statue de Saddam Hussein, qui fut reproduite par toutes les chaînes de télévision proches du camp occidental. L’objectif était d’évoquer l’imaginaire de 89 — la chute du mur de Berlin, l’effondrement du totalitarisme soviétique — alors que, en vérité, il n’y avait pas de foules enthousiastes sur cette place, mais juste quelques personnes qui contemplaient la scène sous le regard attentif des GI américains. Mais, même dans ces conditions, quand le drapeau des barres et des étoiles recouvrit le visage du dictateur, on n’entendit pas d’applaudissements, mais des sifflets.

On pourrait parler aussi de Jessica Lynch, prétendument emprisonnée et frappée par les troupes irakiennes, après s’être battue "comme une lionne". Selon un documentaire présenté à Doha par le commandant en chef des troupes d’invasion, le général Vincent Brooks, une unité de forces spéciales des États-Unis aurait délivré Jessica sous "l’infernal feu de l’ennemi". Les médias américains en firent aussitôt la toute nouvelle "héroïne des États-Unis", mais la vérité est assez différente. Blessée au cours d’un banal accident, Jessica avait été soignée par des médecins irakiens et remise aux troupes américaines, sans le moindre échange de coups de feu. Plus tard, avec la complicité de CNN, le Pentagone en fit un véritable show à des fins publicitaires sur un scénario vendu par Jerry Bruckheimer, le producteur du film, très controversé, La Chute du faucon noir [5].

On pourrait parler encore de l’affaire très significative des musées et des bibliothèques pillées et brûlées sans motif apparent. Le commandement américain présenta les faits comme de lamentables accidents. Cependant, peu de temps après, l’UNESCO fit savoir que, avant ces événements, circulait une liste de pièces demandées par des musées européens et américains [6]. Selon le journaliste britannique Robert Fisk, les incendiaires avaient des cartes et savaient où aller [7]. Il faut se demander alors quel intérêt pouvaient avoir les Américains à mettre le feu de la sorte à la mémoire du peuple irakien. La réponse est simple  : annuler le passé d’un peuple est le moyen rêvé pour le soumettre [8].

Le modèle irakien

Le jeudi 1er mai, à bord du porte-avions USS Abraham Lincoln, un Bush en tenue militaire proclama d’un ton triomphant la fin des opérations anglo-américaines et la libération de l’Irak.

Six mois plus tard, le scénario d’une victoire rapide s’était éclipsé et les États-Unis s’embourbaient dans une longue guerre dont personne ne pouvait prévoir le dénouement. Il est vrai que le régime de Saddam Hussein est tombé mais, à l’évidence, les Irakiens n’ont pas célébré l’arrivée des envahisseurs.

Dès le début, les troupes d’occupation ont clairement laissé entendre que, avec ou sans Saddam Hussein, leurs intentions n’étaient pas précisément pacifiques, ce qui eut pour effet de leur faire perdre très vite les rares sympathies dont ils avaient pu jouir jusque-là.

On aura garde d’oublier, par ailleurs, que la résistance commença avant même l’annonce officielle du cessez-le-feu. Le 15 avril, quand le tout récent pro-consul Jay Garner déclarait à Ur qu’"un Irak libre et démocratique commence ici et aujourd’hui", dans la ville de Mossoul, les marines ouvraient le feu contre une foule en colère qui manifestait son refus du nouveau gouverneur pro-américain, Mashan al Guburi [9].

Dès lors, la situation des forces d’invasion n’a fait qu’empirer. En juin, les troupes anglo-américaines ont eu à subir une moyenne de 13 attaques par jour, lesquelles se sont élevées à 20 en octobre et à 30 au début novembre 2003. À ce moment-là, le nombre de soldats américains morts au combat dépassait déjà le total des trois premières années au Vietnam, ce qui a produit un effet dévastateur sur le moral des troupes [10].

Début octobre, un soldat rapatrié a lancé un appel dramatique intitulé  : "Réveille-toi, Amérique  ! Tes fils et tes filles sont en train de mourir pour rien. Cette guerre n’est pas une guerre pour la liberté ou contre le terrorisme. Nous mourons pour le pétrole et la cupidité des multinationales" [11].

La résistance use de moyens qui vont de l’intifada — qui consiste à lancer des pierres contre les envahisseurs dès que l’occasion s’en présente — jusqu’à des actions militaires qui requièrent un équipement sophistiqué, en passant par la guerre de guérillas, les attentats suicides, le sabotage, etc. Pour l’heure, il s’agit d’une résistance qui n’est pas clairement localisée, et se trouve dans l’étape initiale d’une guérilla organisée qui combat contre une armée d’occupation.

Bien que les difficultés augmentent, la Maison-Blanche et le Pentagone se refusent à reconnaître la très rapide détérioration de leur position politique et militaire.Après même qu’unedouzaine de roquettes eurent frappé l’hôtel Rachid de Bagdad et furent sur le point de tuer Paul Wolfowitz — sous-secrétaire à la Défense et un des architectes de la guerre —, les généraux américains présents dans cette ville soutenaient toujours que la sécurité globale en Irak ne faisait que s’améliorer.

En vérité, les problèmes véritables ont à peine commencé. Il n’y a pas de reconstruction, le pays est plongé dans le chaos, et tout ce qu’on sait laisse à penser que la population supporte un niveau de misère inconnu jusque-là.

En revanche, on s’est beaucoup soucié d’investir en matériel militaire. Conformément au credo néolibéral, les Private Military Contractors (PMC) — des sociétés créées ces dernières années par des généraux à la retraite — ont un rôle clé dans la conduite du pays. Sous le signe de la qualité totale, ils offrent au Pentagone un éventail de services qui va de l’alimentation pour les troupes d’invasion jusqu’à des w-c portables et des activités de conseil à l’usage des tortionnaires. Véritables entreprises mercenaires, les PMC sont cotées en Bourse et, dans ces temps de crise, ce sont les seules dont les actions montent.

Parfois, les Américains vont un peu trop loin, mais quelle importance  ? On a déjà assisté à la naissance de la théorie selon laquelle les Irakiens sont un "peuple malade" qui requiert un traitement prolongé avant qu’il puisse accéder à la démocratie. Cela explique pourquoi, à peine installé, le nouveau proconsul, Paul Bremer, prit une décision à laquelle Garner s’était refusé  : la dissolution de l’armée irakienne. Aussitôt, il ordonna la censure de la presse  : à partir de ce moment-là, les journaux qui publieraient des "notes scandaleuses", c’est-à-dire du matériel anti-américain, seraient fermés [12].

Comme il est d’usage dans toute aventure coloniale, l’Irak s’est ouvert au "business". Le 23 mai, les cadres de quelque mille compagnies se sont réunis à Londres pour se partager le gâteau, et, comme on pouvait l’imaginer, la part du lion est revenue aux compagnies américaines et, en particulier, à celles qui, à l’instar de Bechtel et Halliburton, ont des liens étroits avec les plus hauts fonctionnaires de l’administration Bush.

À la fin du mois de septembre, Bremer fait connaître un nouveau paquet de "réformes"  : 200 sociétés publiques irakiennes seront privatisées. Les entreprises étrangères pourront posséder 100 % de la propriété des banques, des mines et des usines irakiennes et elles pourront expatrier 100 % de leurs profits [13]. De même, McDonald’s a annoncé l’ouverture prochaine d’une de ses succursales à Bagdad. De façon très éloquente, l’influent hebdomadaire TheEconomist, porte-parole du néolibéralisme à visage humain, a défini lesdites “réformes” de la sorte  : "un rêve capitaliste qui satisfait tous les désirs des investisseurs internationaux" [14].

Combien de temps durera l’occupation  ? Ahmed Chalabi, chef d’un peu crédible "Congrès national irakien" (organisation créée par la CIA, à présent proche du Pentagone), homme de confiance de Bush senior et homme de paille des sociétés pétrolières, a pronostiqué deux années de "transition" [15]. D’autres parlent de cinq ou même de sept ans, puisqu’un départ précipité des États-Unis laisserait l’Irak aux mains de forces hostiles à Washington.

En admettant que les forces d’invasion parviennent à contrôler la guérilla dans un délai relativement bref, elles seraient de toute façon plongées dans des contradictions insolubles. Elles ne pourront introduire une démocratie électorale parce que, dans un scrutin national, c’est la majorité chiite, anti-américaine et dangereusement proche des ayatollahs iraniens, qui l’emporterait.

Il ne serait pas viable non plus de diviser le pays entre chiites, sunnites et kurdes puisque, en éveillant les appétits autonomistes des Kurdes d’Iran, de Turquie et de Syrie, on provoquerait une balkanisation régionale. La seule chose qui leur conviendrait, c’est une dictature à l’ancienne, qui, du coup, enlèverait son voile démocratique à l’invasion.

Le 16 octobre, une résolution à l’unanimité du Conseil de sécurité de l’ONU a légalisé la présence américaine en Irak, en ôtant toute crédibilité non seulement à l’ONU elle-même mais aussi au "gaullisme" d’occasion de ce qu’on appelle l’axe de la paix  : la France, l’Allemagne et la Russie. Une telle capitulation montre comment, malgré les oppositions entre le bloc américain et l’européen — qui, sans doute, ne vont pas disparaître et sont des sources de contradictions réelles —, il y a aussi un puissant intérêt commun  : la nécessité de tenir sous contrôle la barbarie que les deux blocs produisent.

Ceci est à l’origine de ce que, reprenant le concept engelsien de "capitalisme collectif idéal", Robert Kurz a appelé un "impérialisme collectif idéal", autrement dit le système international qui, sous la direction despotique des États-Unis, garantit les nécessités globales de la valorisation capitaliste [16].

Bien que l’appui de l’ONU ait apporté un peu d’oxygène aux envahisseurs, la présence de près de 150 000 soldats américains à l’étranger coûte aux États-Unis des milliards de dollars par an. Les revenus issus de la vente du pétrole irakien et d’autres services assureront des gains fabuleux aux sociétés américaines, qui profiteront aussi aux fonctionnaires de l’administration Bush, mais ils ne seront pas suffisants pour faire face à de telles dépenses [17].

De même, les résultats de la "collecte" de Madrid — tentative de mendicité globale pour faire payer les coûts de l’opération à l’Union européenne — ont été plus modestes que prévus. Sur les 55 milliards de dollars qu’on estimait nécessaires, on ne put en recueillir que 33 000 dont 20 000 ont été déboursés par Washington, en partie sous forme de crédits qui viennent s’additionner à la dette extérieure, déjà énorme, de l’Irak. Quant aux appels répétés de Colin Powell en vue de revitaliser l’OTAN, ils ne semblent déboucher sur rien non plus [18].

Alors, qui va payer  ? En premier lieu, les Irakiens eux-mêmes, dont les revenus futurs sont hypothéqués pour des générations, mais aussi les contribuables américains, ce qui peut valoir de grosses déconvenues à Bush dans une année pré-électorale [19].

Le fantôme du nouveau siècle américain

Extrêmement complexe, l’actuelle situation internationale peut probablement mieux être comprise en partant de l’approche de Karl Polanyi, qui utilisa l’expression "système de la balance de pouvoir" pour qualifier l’équilibre instauré au xixe siècle entre les grandes puissances européennes après les guerres napoléoniennes. Selon Polanyi, le système encourageait les guerres locales et aussi, bien sûr, les aventures impérialistes, mais prévenait le déclenchement de conflits de grande envergure à l’intérieur de l’Europe [20].

Avec d’autres facteurs, la crise de la balance de pouvoir fut à l’origine de deux guerres mondiales et des empires totalitaires de la première moitié du xxe siècle. Si nous appliquons les mêmes catégories à la période qui commence avec les années cinquante, nous observons le surgissement d’une nouvelle balance de pouvoir — déséquilibrée dans le domaine économique mais pas dans le militaire — entre l’Union soviétique et les États-Unis. L’effondrement abrupt du bloc dit socialiste, toutefois, est à l’origine d’un autre déséquilibre, qui a permis aux États-Unis de proclamer le premier empire global de l’humanité.

Au début, on vit apparaître un triomphalisme démesuré. Quelqu’un comme Francis Fukuyama n’hésita pas à proclamer, à la manière hégélienne, la fin de l’Histoire [21]. Il n’y aurait plus désormais d’avancées dans les institutions de l’humanité  : avec le triomphe du modèle libéral-capitaliste, tous les problèmes réellement importants étaient résolus. On avait dépassé, une fois pour toutes, les vieilles formes de pouvoir centralisées, hiérarchiques et verticales. Le monde allait maintenant vers des formes horizontales, négociées et réticulaires de coexistence humaine.

D’autres auteurs, comme Manuel Castells, Antonio Negri et Michael Hardt, ont postulé que la crise de l’État-nation, jointe à la troisième révolution industrielle et au surgissement de la “nouvelle économie” (autrement dit, le secteur informatique en tant que modèle productif et discours culturel) menait à de nouvelles formes de souveraineté et à un système social avec des caractéristique inédites  : la "société en réseau" pour le premier, l’"empire" pour les seconds [22].

Les années du président Bush ont mis en évidence, cependant, la fragilité de ces théories. Alors que la "nouvelle économie" subissait une sévère crise de marché et, surtout, de confiance, la "vieille économie", celle du pétrole et de l’armement, retrouvait sa force et aspirait à guider le monde.

La promesse de bonheur universel est devenue une tentative artificieuse de domination unilatérale de la part de la puissance gagnante, celle-là même qui croyait posséder la clé du "seul modèle pour le succès national  : liberté, démocratie et libre entreprise" [23].

Déjà à l’époque de Clinton, quelques intellectuels liés au complexe militaro-industriel avaient soutenu, sans faux-semblants, la nécessité de renforcer la suprématie mondiale des États-Unis. En 1997, le fondateur de la Commission trilatérale et ex-conseiller à la Sécurité nationale sous l’administration Carter,Zbigniew Brzezinski, écrivit, par exemple, que "les trois grands impératifs majeurs de la stratégie impériale sont  : 1) veiller à maintenir la dépendance des vassaux en matière militaire  ; 2) faire en sorte que leurs tributaires soient dociles et contents  ; 3) empêcher que les barbares s’unissent entre eux" [24].

Un autre personnage de la même farine, Samuel Huntington, avait antérieurement proposé le modèle belliciste du "choc des civilisations". "À partir de maintenant — déclare-t-il — l’axe de la politique mondiale sera l’interaction entre les cultures qui appartiennent à la civilisation de l’Occident et celles qui lui sont étrangères." [25]. Il va sans dire que là où l’auteur écrit "Occident", il convient de lire "Etats-Unis". En particulier, Huntington voyait avec effroi le surgissement d’un mouvement en faveur de la "ré-islamisation" du Moyen-Orient, non seulement pour des raisons religieuses ou de "civilisation", mais pour quelque chose de bien plus prosaïque  : le contrôle du pétrole.

La vision pessimiste d’Huntington était en rapport avec un autre problème qui commençait à peine à apparaître, et qui a été analysé, dans une perspective critique, par l’éminent historien Immanuel Wallerstein  : la crise interne des États-Unis.

Par une étrange ironie, la nouvelle condition du pays comme super-puissance sans rivaux possibles émergeait parallèlement à la plus sévère crise que le pays ait eu à affronter depuis la Seconde Guerre mondiale. Une crise qui n’était pas seulement économique, mais aussi sociale et culturelle. En d’autres mots  : une crise de civilisation [26].

De cela étaient conscients quelques intellectuels appelés néo-conservateurs qui se regroupent dans de puissantes institutions comme l’American Enterprise Instituteet le Projet pour le nouveau siècle américain (PNAC, d’après son sigle en anglais) occupant des postes stratégiques dans l’actuelle administration américaine et en particulier dans le Pentagone [27]

Malgré l’arrogance extrême qu’ils manifestent, des personnages comme Paul Wolfowitz, Richard Perle, Elliott Abrams, Robert Kagan, William Kristol, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Condoleeza Rice et James Woolsey savent bien que l’empire américain est des plus fragiles. Il est clair, par ailleurs, que le terme "néo-conservateur" induit en erreur puisque, loin de "conserver", ils prétendent refaire le monde selon une doctrine qui joint le fondamentalisme religieux le plus rance au traditionnel impérialisme américain, que vient couronner une fascination à l’égard de la force brute et de nouvelles formes de totalitarisme économique. Le résultat en est un mélange explosif où voisinent les éléments les plus archaïques et les plus sinistrement modernes.

À l’instar de celle de Brzezinski, leur doctrine est toute simple  : 1) le leadership des États-Unis est bonne pour tout le monde  ; 2) ce leadership suppose des États soumis par le moyen d’une écrasante puissance militaire  ; 3) les opposants — quels qu’ils soient — sont "l’axe du Mal" et doivent être écrasés.

En désaccord avec la politique de défense de Clinton, les néo-conservateurs avaient élaboré un plan ultra-agressif pour assurer la suprématie militaire des États-Unis au xxie siècle [28]. Un des principaux terrains de bataille envisagés par eux se situait précisément au Moyen-Orient, une région stratégique qu’il était nécessaire de "reconstruire" selon le nouveau modèle hiérarchique impérial.

Dans ce but, ils ont repris la vieille idée d’Ariel Sharon visant à créer un "grand Israël" qui irait du Nil jusqu’à l’Euphrate, mais au lieu d’avoir le premier rôle, l’État juif — à côté de la Turquie — se contenterait de jouer les chiens de garde pour tenir en respect les États arabes vassaux auxquels serait dévolue la fonction de fournisseurs de pétrole, de gaz, d’eau et d’une main-d’œuvre à demi esclave [29].

La victoire de Bush aux élections truquées de l’an 2000 leur a permis de mettre leurs projets en marche. Il fallait d’abord se débarrasser de Saddam Hussein, non parce que son régime fût "dangereux" ou "anti-démocratique" — en réalité, ils tiennent la démocratie pour un système peu efficace et, en tout état de cause, inutile —, mais uniquement parce qu’il est un obstacle sur le chemin des États-Unis.

Aujourd’hui, leur arrogance est telle que, vers la fin de la guerre d’invasion, James Woolsey — ex-directeur de la CIA et membre les plus connus du groupe — déclara  : "Seule la crainte parviendra à rétablir le respect envers les États-Unis." D’après Woolsey, la "quatrième guerre mondiale" aurait déjà commencé, et il pense qu’elle va durer, au bas mot, un quart de siècle [30].

Ce sont là des déclarations inquiétantes. La guerre a cessé d’être la continuation de la politique avec d’autres moyens, pour devenir l’élément fondateur de la politique impériale, le dispositif qui modela et remodela le monde à l’aide du bistouri ou de la hache, selon les circonstances [31].

La nécessité urgente de trouver toujours de nouveaux ennemis se reflète dans le néologisme État voyou, une pseudo-définition qui sert à stigmatiser les ennemis du moment  : la Syrie, l’Iran, la Libye, l’Arabie saoudite, la Corée du Nord, Cuba, le Venezuela, etc. Et après  ? Davantage de guerres préventives, de régimes qui tombent dans les points les plus chauds de la planète, des chocs non de civilisations mais de barbaries...

Un fascisme à l’américaine  ?

La prétention des États-Unis d’exercer un contrôle total sur le monde est, à l’évidence, une forme exacerbée d’impérialisme qui plonge ses racines dans l’histoire américaine elle-même, mais qui présente, en même temps, des traits nouveaux et terrifiants.

Consulter les textes des néo-conservateurs est, à cet égard, particulièrement éclairant. S’ils haïssent le mot "impérialisme", ils recourent volontiers, en revanche, au terme d’empire, qu’ils trouvent respectable, semble-t-il, et bien adapté à leurs ambitions. Un éditorialiste bien connu, Robert Kaplan, fait la théorie d’un "empire américain sans colonies, fait à la mesure de l’âge de l’information, où les mouvements du capital et des personnes diluent le sens traditionnel de la souveraineté" [32].

Pour sa part, le prétorien Ronald Rumsfeld cherche des antécédents du côté de l’Empire romain — unum imperium, unus rex — pendant que les théologiens au service du Pentagone déterrent le concept de guerre juste de saint Thomas d’Aquin afin de justifier la politique militariste et les dépenses d’armement de Washington [33].

Il est clair que la politique des néo-conservateurs relève d’une logique impériale. Impériale est leur conviction de pouvoir opérer en passant par-dessus toute force historique et toute loi internationale. Impérial le désastre, déjà oublié, de leur intervention en Afghanistan — un pays en ruines, symbole éloquent de la "première victoire contre le terrorisme" —, où le président Hamid Karzaï n’est guère plus qu’un employé des États-Unis. Impériale est cette arrogance qui fait écrire que "les États-Unis, aujourd’hui, sont le seul pouvoir qui peut servir de principe organisateur à l’expansion mondiale d’une société civile libérale" [34]. Impériale est, enfin, l’annulation de toute différence entre politique extérieure et politique intérieure.

Face à ce sombre panorama, quelques auteurs nous présentent les États-Unis comme une super-puissance dotée de caractéristiques fascistes. De façon répétée, des écrivains dissidents comme Norman Mailer et Gore Vidal ont dénoncé l’atmosphère pré-fasciste qui règne dans le pays ainsi que l’érosion de la liberté de la presse et des libertés élémentaires au profit d’un état d’exception permanent [35].

Avant le surgissement de la folie du nouveau siècle américain, un prestigieux intellectuel allemand, Carl Amery, se demandait si on peut considérer Hitler comme un précurseur [36].

Après deux guerres menées contre le "terrorisme", la question revêt une actualité alarmante. Mais répondre à cette interrogation requiert qu’on manie les mots très prudemment, puisque le terme de nazisme est souvent utilisé à la légère, sans qu’on sache toujours de quoi il s’agit. Sa définition même a fait l’objet d’un débat inépuisable. Phénomène contre-révolutionnaire  ? Dictature du grand capital  ? Réaction anti-communiste  ? Antilibérale  ? Pathologie allemande  ?

Sans entrer dans les détails du débat, l’auteur signale que, dans un monde dominé par la rareté et l’incertitude, la solution de Hitler fut la soumission de peuples entiers au bénéfice de la race supérieure. Amery pense qu’il serait naïf et impardonnable de croire qu’un tel programme appartient à un passé définitivement révolu, surtout si on le purge de ses éléments les plus obsolètes [37].

Il existe, sans aucun doute, des analogies préoccupantes entre le IIIe Reich et l’actuel empire américain. Les deux discours partagent une vision géopolitique du monde, à commencer par cette idée qu’il y aurait des peuples forts et des peuples faibles  : les premiers auraient droit à un espace vital et pourraient se défendre contre les nouveaux barbares.

Les deux discours plongent leurs racines dans des narrations mythiques, à ceci près que, au lieu d’aller les chercher dans les sagas teutoniques, le messianisme apocalyptique de Bush s’appuie sur un puritanisme protestant assaisonné aujourd’hui de préjugés anti-arabes et anti-islamiques. Pour les fondamentalistes chrétiens, l’Harmagedôn, la lutte finale du Christ contre l’Antéchrist, aura lieu finalement à Jérusalem, quand les juifs du monde entier récupéreront leur terre d’origine, c’est-à-dire Israël, la Palestine incluse.

Ce virage ne laisse pas de surprendre si on se souvient que l’ultra-droite américaine, à l’instar de l’européenne, a toujours été antisémite. Cependant, dans l’idéologie néo-conservatrice, le "terroriste islamiste" a remplacé le "banquier juif" et le "bolchevique" en tant que représentant de "l’axe du Mal", de telle sorte que l’antisémitisme a, d’une certaine manière, changé de signe. De nos jours, "antisémite" sert à désigner celui qui ose remettre en question la politique impériale au Moyen-Orient ou a l’audace de penser que le traitement distinct qu’Israël réserve aux colons juifs et aux Palestiniens est une flagrante injustice.

Cela étant, il convient de ne pas donner trop de poids aux mots eux-mêmes  : le capitalisme engendre continuellement des conflits ethniques, mais il ne cesse, dans le même temps, de faire de juteux bénéfices. Au-delà des sentiments de culpabilité et de la mauvaise conscience de la droite, la vérité est que, tant pour Israël que pour les néo-conservateurs américains, il est plus important de s’assurer de l’avenir que de sanctionner le passé.

Au cours d’une visite officielle à Jérusalem, le vice-président du gouvernement italien et secrétaire du parti post-fasciste Alliance nationale (ex-MSI), Gianfranco Fini, a demandé des excuses au peuple juif pour les lois raciales promulguées en 1938 en Italie, en affirmant "avoir changé son opinion sur Benito Mussolini", qu’il considérait jusqu’alors comme "le plus grand chef d’État du xxe siècle" [38].

L’horizon religieux offre, dans le même sens, un vaste arsenal de nouveaux instruments de domination. Au début 2002, le procureur général John Ashcroft a lancé une "guerre sainte" en défense de la "civilisation". Dans un exposé truffé de citations de la Bible et de références à l’Eden, Ashcroft a comparé les "manières de Dieu aux manières des terroristes" [39]. Dans l’opposition du "Bien absolu" au "Mal absolu", les moyens auxquels recourt le premier doivent être aussi violents et cruels que ceux du second.

Les prières du président et de son cabinet dans le bureau ovale sont transmises par la télévision, alors même que l’idée de croisade est devenue un ingrédient fondamental de la politique américaine. Les distinguos opérés par l’Église presbytérienne à laquelle appartient Bush et les appels au dialogue entre les religions lancés par les théologiens de toutes confessions ne servent strictement à rien. Dans la réalité précaire de l’empire, Dieu devient l’hypostase de la norme, la transcendance creuse d’un homme voué à n’être plus qu’une fonction du capital [40]. Mais Bush sait-il qu’il joue avec le feu  ? A-t-il mesuré les effets de sa politique sur les centaines de millions de musulmans qui vivent aux États-Unis et en Europe  ?

À l’instar des nazis, les néo-conservateurs prétendent imposer une culture, un mode de vie, une vision du monde. Investis de la mission d’imposer sur toute la planète des valeursaméricaines, ils diffusent leur évangile  : privatiser le pétrole, l’eau, la bio-énergie, la culture, l’éducation, les routes et tout le reste.

Et ils le font en généralisant la barbarie mercantile, en colonisant le globe entier, jusqu’à son dernier millimètre, en soumettant les industries nationales, en détournant des ressources publiques vers des objectifs militaires, etc. Ils promettent de petits cadeaux à leurs vassaux, pendant que les désobéissants ont droit à des bombes à fragmentation, pourtant interdites par toutes sortes de traités et de conventions qu’ils se font, par ailleurs, une gloire d’ignorer.

Hitler ne cessait de parler de paix tout en préparant la guerre. Bush s’en est fait l’émule, et utilise les droits de l’homme comme arme stratégique, dans le même temps qu’il se moque des traités internationaux qui sont pourtant censés assurer la protection réelle de ces droits.

Le traitement réservé aux talibans emprisonnés sur la base de Guantánamo (Cuba) devrait induire à la réflexion. Il s’agit là d’un véritable camp de concentration où, s’il n’y a rien qui ressemble à la recherche d’une solution finale, il existe, à tout le moins, une tentative préméditée d’annihiler la personnalité des détenus. La suspension de tous les droits, y compris du droit élémentaire à un jugement "juste", débouche, en l’occurrence, sur la négation totale des valeurs universelles de l’Occident.

Si nul n’ignore ces faits, on sait beaucoup moins que le modèle s’est étendu maintenant à l’Irak. Non loin de l’aéroport international de Bagdad, dans un lieu appelé Camp Cropper, s’entassent, sous une chaleur accablante, des "prisonniers spéciaux" qui sont supposés connaître des secrets de la plus grande importance. On y trouve, entre autres, fantômes parmi les fantômes, l’ex-ministre des Affaires étrangères de Saddam Hussein, Tariq Aziz, et Houda Hammash, alias "Sally la chimiste", accusée d’avoir collaboré au programme d’armes bactériologiques conduit sous le régime précédent [41].

Les néo-conservateurs pensent que l’emploi de la coercition physique pour obtenir des renseignements est un mal nécessaire dans un monde plein de dangers. Mark Bowden — auteur de grands succès de librairie, tels que Killing Pablo ou La Chute du faucon noir — va même jusqu’à écrire que la torture est un art, "l’art de l’interrogatoire" et, en même temps, "l’arme la plus vitale de la technologie américaine" [42].

D’autres analystes font remarquer que la Maison-Blanche est en train d’appliquer les mêmes stratégies qu’elle condamnait naguère quand elles étaient le fait du Kremlin  : une politique extérieure expansionniste, le mépris de l’opinion publique, l’usage d’une rhétorique propagandiste, la manipulation. Nina Khrushcheva, une journaliste de The Nation qui quitta autrefois l’URSS pour embrasser la "liberté américaine", signale que, comme Brejnev, Bush emploie certains mots de façon répétitive et obsessionnelle  : "terrorisme", "Mal", "sécurité nationale", "libération", etc. "Je reconnais les différences", ajoute-t-elle. "Ici, nous pouvons exprimer notre désaccord sans être envoyés au Goulag ou à l’hôpital psychiatrique. Cependant, nous sommes gagnés par le même sentiment d’une impuissance aveugle, d’une totale inutilité..." [43]

Allons-nous vers des modalités inédites de totalitarisme  ? La question, à dire vrai, reste ouverte. Signalons, tout de même, un fait indiscutable  : l’Occident connaît une "grande transformation" analogue à celle des années 20-30 du siècle passé, et elle nous mène à une nouvelle époque d’incertitudes et de désastres.

Vers un soulèvement mondial contre l’empire  ?

La guerre d’Irak et les derniers sommets internationaux — spécialement celui de l’OMC à Cancún et celui de l’ALCA à Miami — ont clairement démontré que les outils idéologiques de la mondialisation sont pour le moins émoussés. Le "consensus de Washington" se défait, le néolibéralisme montre ses limites, et certains des pro-mondialisation d’hier sont devenus aujourd’hui de furibonds nationalistes, et sont impliqués dans le déchaînement de guerres qu’ils sont incapables de contrôler ni a fortiori d’arrêter.

Il faut signaler que quelques secteurs de la classe dominante et du gouvernement américain lui-même expriment un malaise croissant. Une ex-fonctionnaire du Pentagone, Karen Kwiatkowski, déclare que "l’affaire Iran-contras est un jeu d’enfants comparé à ce que ces gens sont en train de faire aujourd’hui. Ce qui se passe à présent est bien pire  : le pays est pris en otage" [44]. Pour sa part, le méga-spéculateur financier George Soros proclame à haute voix qu’il se propose d’arracher la présidence à Bush en 200’ [45]. Soros compare l’idéologie de la "suprématie américaine" aux bulles financières  : quand, après une poussée éphémère du marché, le vent change de direction, les conséquences peuvent être dévastatrices. Dans ce cas, ajoute-t-il, il importe d’interrompre le processus au plus vite [46].

De telles affirmations nous rappellent que les intérêts de l’empire ne coïncident pas nécessairement avec ceux des néo-conservateurs. Mais, même dans ce cas, le fait que l’équipe dirigeante du pays le plus puissant de la planète tente d’imposer un contrôle total du monde n’est en aucune manière une chose indifférente.

C’est là un projet aberrant, qui ne peut produire que des désastres — y compris chez ceux qui l’ont conçu —, entre autres raisons parce qu’il va contre la nature même du capitalisme, un système qui ne peut admettre longtemps la prédominance de contraintes extra-économiques, qu’elles soient politiques et militaires.

En réfléchissant sur la fin d’un autre empire, le britannique, l’historien John Strachey écrivit ceci  : "À un certain point, les empires paraissent avoir épuisé leurs possibilités de développement. Ils ne tombent pas immédiatement, bien au contraire  : ils peuvent continuer à s’étendre par la conquête de leurs voisins et même maintenir leur puissance militaire pendant quelques siècles encore. Mais ils cessent d’être socialement créateurs." [47]

Des siècles  ? Au début du troisième millénaire, le temps passe très vite  : il pourrait s’agir de décennies voire d’années. En tout état de cause, de nombreux indices laissent augurer une stagnation de l’empire  : les taux de chômage les plus élevés depuis la Grande Dépression  ; une dette interne astronomique jointe à un déficit commercial impossible à gérer, à de sévères scandales financiers, et, plus grave encore, à la fin du monopole du dollar dans le commerce international.

Il existe maintenant un énorme fossé structurel — un fossé qui ne disparaîtra pas, même en cas de reprise de l’économie — entre les dépenses et les revenus des États-Unis. Le déficit budgétaire du pays est plus grand que celui que subissait l’Argentine en 2000, alors que son déficit commercial est plus grand que celui de l’Indonésie en 1996 [48].

De même, les méga-projets de contrôle des ressources énergétiques (pétrole et gaz) au Caucase dont on a tant parlé et qui sont l’axe principal de la pénétration impériale en Asie centrale ne fonctionnent pas. Enfin, la ferveur militariste semble opérer uniquement contre des ennemis faibles auxquels on assigne le rôle démesuré d’"axe du Mal". Cela peut paraître un paradoxe, mais si Saddam avait eu réellement ces fameuses "armes de destruction massive", il y a de fortes chances pour que les États-Unis n’aient jamais envisagé sérieusement d’envahir l’Irak.

L’impossibilité d’en finir avec la résistance irakienne révèle à présent que la doctrine Rumsfeld — la prétendue capacité de se battre sur deux fronts à la fois dans deux continents différents, en usant des plus récentes techniques de guerre, de la terreur psychologique et de tactiques conventionnelles — n’est guère autre chose que du bluff propagandiste.

Le moment de la vérité s’approche  : le problème est de savoir quand et comment l’empire s’effondrera et si dans sa chute il ne va pas mener l’humanité entière à la ruine.

Aujourd’hui, nous vivons quelque chose de très semblable à ce que Walter Benjamin appela en son temps le "moment du danger". Dans cette situation, et bien qu’il ne manque pas d’éléments qui incitent à un pessimisme radical, une occasion se présente d’impulser des changements radicaux  : "Un pouvoir doué d’ubiquité implique une résistance du même type", écrit John Holloway [49].

Il est des gens pour penser que l’épuisement de la logique de la domination sera causé par les propres contradictions de l’empire, comme cela eut lieu avec le socialisme soviétique dans les années 80.

D’autres misent sur un regain de la défense de la souveraineté nationale, qu’ils interprètent comme une barrière contre le néolibéralisme et la voracité impériale. À cet égard, il convient d’observer que la souveraineté nationale n’est que le contrôle des mécanismes de reproduction du capital à partir de l’État-nation. Après le déclin des politiques keynésiennes constaté ces dernières décennies, il s’est produit un transfert de souveraineté vers des agents externes comme les entreprises transnationales et les organismes financiers contrôlés par l’empire (FMI, Banque mondiale, OMC, etc.).

Contrairement à ce que pensent Negri et Hardt, cela n’implique pas que l’État-nation ait cessé d’exister, mais signifie simplement que ses fonctions s’ajustent progressivement aux nécessités globales de la valorisation capitaliste. Les vagues des privatisations excluent — y compris aux États-Unis — des quantités croissantes de personnes des droits les plus élémentaires en les livrant au pouvoir arbitraire de l’initiative privée. Et pourtant, dans le même temps qu’on taille dans les budgets de l’éducation et de la santé, on ne cesse d’investir dans les dispositifs guerriers et les stratégies répressives.

Le résultat du processus est que tous les États perdent de leur légitimité. Partout, les gouvernements et les partis — même ceux de l’opposition — sont l’objet d’un mépris amplement mérité, très bien résumé par le slogan des piqueteros argentins  : "Que se vayan todos" ("Qu’ils s’en aillent tous").

Dans une telle situation, s’il est indéniable que les mouvements sociaux exercent des pressions visant à préserver la souveraineté nationale contre les ingérences de l’empire, leurs demandes sont plus en rapport avec la défense des ressources collectives, de la nature, de la diversité et des besoins toujours niés aux majorités sociales. La souveraineté nationale ne semble pas être une valeur ou une fin en soi mais juste un instrument de résistance parmi d’autres.

Partout, les immigrés et les sans-papiers se réclament d’une évidence  : il n’est d’autre patrie que l’humanité. L’internationalisme a toujours été une particularité des mouvements de contestation, mais, alors que le mouvement ouvrier classique a évolué pour l’essentiel dans des contextes nationaux, à partir des marches de Seattle (1999), et, avant même, avec la rébellion zapatiste du Chiapas, la grande nouveauté est le surgissement d’une sphère publique mondiale d’action et de discussion à la recherche d’alternatives globales. Certes, de telles alternatives ne sont pas encore clairement dessinées, mais il existe au moins une sorte de pression politique qui s’exerce à l’endroit des gouvernements, laquelle se traduit par une notable capacité de veto.

Ce besoin de résistance s’exprime de multiples façons.En Amérique latine, quelques refus collectifs sont parvenus à désarticuler l’alliance entre le capital financier transnational, des gouvernements régionaux et les États-Unis, infligeant d’humiliantes défaites au projet impérial de l’ALCA.

En Équateur, le mouvement indigéniste a fait tomber plusieurs gouvernements. Au Mexique, les zapatistes ne sont pas seuls  : les paysans de l’ejido (terrain communal) d’Atenco ont réussi à stopper la construction d’un aéroport dans le même temps que les réformes dans les domaine de l’énergie et de la fiscalité — les principaux projets économiques du régime de Vicente Fox — sont au point mort. En Argentine, les ouvriers révoltés gèrent eux-mêmes les usines abandonnées par les capitalistes, et, en Bolivie, la colère populaire a fait obstacle aux tentatives gouvernementales visant à privatiser l’eau et le gaz.

Ces refus en chaîne vont au-delà d’une simple négation  ; ils définissent aussi l’aspect "positif" des mouvements, leur capacité de créer une socialité alternative. Au Chiapas, en Argentine, en Équateur, mais aussi en France, en Italie, dans la Kabylie algérienne, et en de nombreux autres lieux de la planète, surgissent de nouveaux sujets politiques, apparaissent de nouveaux liens sociaux, naissent des monnaies et des marchés alternatifs, et on expérimente des modalités inédites de rencontre hors de la fragmentation produite par le capitalisme...

Il est vrai que, dans cette marche en avant, les mouvements "anti-systémiques" se retrouvent côte à côte avec des forces plutôt "systémiques", souvent "souverainistes" comme Attac, le "Forum social mondial" de Porto Alegre, et quelques partis de gauche. Ces forces cherchent à regrouper l’opposition mondiale à la guerre et au néolibéralisme en un "mouvement de mouvements", synthèse de tous les mouvements antérieurs de la vieille et de la nouvelle gauche.

Sous le drapeau de la lutte anti-impérialiste, quelques-uns en viennent même à envisager la nécessité d’une alliance stratégique avec des mouvements nationaux-populistes d’inspiration ouvertement raciste ou fondamentaliste, avec des bourgeoisies nationales et avec tout régime qui se sentirait menacé par l’hégémonie américaine.

S’agit-il, en, l’occurrence, d’une réédition des Fronts populaires de stalinienne mémoire  ? Ce danger existe, mais la grande différence est qu’aujourd’hui il n’y a aucune supposée "patrie des travailleurs" à défendre. Le monde a changé, et les forces en jeu également. "La base de cette participation — écrit Immanuel Wallerstein — est un objectif commun, la lutte contre les maux sociaux dérivés du néolibéralisme et un respect commun pour les priorités immédiates de chaque participant." [50]

Ce qui se construit, c’est une unification sociale à partir de la capacité d’intervention au niveau mondial dans les affaires publiques. La clé, me semble-t-il, est dans le respect commun, quelque chose qui eut lieu dans les fronts du passé. S’il est incontestable que des alliances contre nature peuvent être nouées, je crois que le temps se chargera de séparer le bon grain de l’ivraie.

Il nous faut rompre avec des pratiques de lutte contre le pouvoir qui répètent la configuration de ce même pouvoir  ; on peut et on doit construire le futur dès maintenant, dans la société où nous vivons. Si nos organisations sont hiérarchiques et autoritaires, la société qui émergera le sera également. En revanche, si nous parvenons à établir la participation, la communication et la liberté, ici et maintenant, il est possible d’aller vers un futur différent.

En février et mars 2003, des dizaines de millions de personnes se sont mobilisées contre la guerre en Irak en inaugurant l’ère des soulèvements mondiaux. Ce fait sans précédents renforce l’hypothèse du surgissement d’une force globale qui a la possibilité de jouer un rôle dans la redéfinition du monde. Puisque l’empire efface les frontières entre guerre militaire, guerre économique et guerre sociale, la lutte pour la paix devient du coup une lutte sociale.

Les sceptiques nous objecteront que l’objectif principal du mouvement — empêcher l’invasion de l’Irak — ne fut pas atteint. On peut leur rétorquer que ce mouvement n’en est encore qu’à ses débuts. Dans les années soixante, il fallut beaucoup de temps avant qu’on commence à organiser les premières mobilisations contre la guerre du Vietnam, alors qu’aujourd’hui elles ont eu lieu avant même l’invasion.

C’est d’ailleurs un des mérites du mouvement d’avoir contribué peut-être à la baisse de popularité des États-Unis dans le monde. Un récent sondage révèle que 68 % des citoyens de l’Union européenne désapprouvent l’invasion de l’Irak alors que 59 % d’entre eux considèrent Israël comme la principale menace pour la paix dans le monde .

Dans le même ordre d’idées, rappelons que, en Inde, il fallut des décennies à la désobéissance civile pour vaincre l’empire britannique, mais qu’à la fin, elle y parvint bel et bien. Tout naturellement, le mouvement redécouvre les vertus du boycott et de la grève des impôts, mais maintenant à l’échelle internationale. Ce n’est pas ici le lieu de tenter d’établir le bilan de toutes ces expériences menées au niveau mondial au cours des mois de mars et d’avril 2003. Pour le moment, nous nous contenterons de signaler que le plus remarquable, c’est qu’elles aient eu lieu.

Il importera sans doute d’affiner les différents mécanismes de protestation. Mais, à titre d’avertissement indispensable, je voudrais mettre en garde contre un anti-américanisme primaire. Quelques-unes des manifestations les plus créatives de nos mouvements — depuis les marches de Seattle jusqu’aux "chaînes" humaines contre la guerre à San Francisco — sont apparues dans le cœur même du monstre.

La tâche qui s’offre à nous aujourd’hui est d’inventer de nouveaux scénarios globaux auxquels les ingénieurs du Pentagone ne trouvent pas la parade. Ce n’est qu’à ce prix que nous parviendrons à faire de la guerre perpétuelle qu’ils mettent en œuvre leur pire cauchemar.

Tepoztlán, Morelos,octobre-décembre 2003.

Je remercie Patricia Barreto, Andrea Morra, Tito Pulsinelli, Paolo Ranieri et Daniela Rawicz pour leur lecture et leurs commentaires de ce texte.

Texte traduit de l’espagnol par Miguel Chueca.