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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Silence aux patriotes ! (suite) – L. Laurent
Terre Libre N°7 - Novembre 1934
Article mis en ligne le 23 mars 2018
dernière modification le 20 février 2018

par ArchivesAutonomies

IV

LE BOURRAGE DE CRANE.

Des bobards imbéciles étaient lancés par l’état-major pour encourager les bons bougres qui piétinaient dans le sang et la boue, vivant une existence de brute au nom de cette civilisation qui se révélait égale à la sauvagerie des temps antiques.

En 1914, nous apprenions que la guerre était sur son déclin grâce à la poudre Turpin qui foudroyait tout. Nous sûmes aussi que les "boches" crevaient de faim et qu’ils étaient sur le point de capituler. A l’arrière, la crédulité des civils était encore mise à plus rude épreuve ; ne leur servait-on pas froidement l’histoire marseillaise de ces "poilus" qui faisaient des prisonniers avec une tartine de confiture !

En 1915, on nous disait que l’ennemi envoyait les cadavres à l’arrière pour en extraire la graisse.

En 1916, c’était la révolution en Allemagne à cause de la famine. Le rouleau russe faisait sa formidable besogne de compression ; plus de huit cent mille autrichiens étaient tombés entre les mains des cosaques !

En 1917, pour expliquer le maintien intégral des effectifs allemands, on nous disait qu’il n’y avait plus chez eux de permissionnaires. Les hommes refusant tous d’aller en permission en Allemagne, à cause de l’épouvantable famine qui y sévissait.

Saoulé de gnôle et de boniments, sale et passif, le héros national continuait la guerre pour le plus grand profit des industriels qui étaient restés prudemment à l’arrière pour y trafiquer de patriotisme, de marchandises et de munitions.

LES SERVICES DE LA RELIGION.

Je fus blessé au Bois-Le-Prêtre et dirigé sur Toul où je fus admis à l’hôpital Saint-Charles. Dès mon entrée à l’hôpital, on crut devoir s’intéresser à la religion à laquelle j’appartenais. Je répondis que j’étais athée et je refusai d’assister à la messe qui était "dite" par un aumônier pendant les loisirs que lui laissait le maniement patriotique du clystère. Je fus mis à l’index et un beau jour on me déclara guéri et bon pour retourner à la boucherie dans un bref délai. Or je souffrais terriblement des yeux. Cela n’empêcha nullement ces bons religieux de me renvoyer au dépôt divisionnaire, après avoir toutefois pris la précaution de me retirer les lunettes qui protégeaient ma vue.

Lorsque le major du dépôt divisionnaire m’eut examiné, il leva les bras au ciel en disant : "Ils sont complètement "cinglés" de vouloir faire repartir au front un homme dans un tel état." La patience évangéliques des "bons pères" et des "bonnes sœurs" ne résistait pas à l’indifférence de ceux qui ne craignaient point de se montrer réfractaires au négoce des bouts de chiffon peints aux armes de Jésus-Christ. Pour ceux-là, les religieux jetaient leur masque d’hypocrite charité pour laisser voir leur véritable visage : un visage bouffi de haine et de fiel. Comme une horde de vautours, eux aussi s’étaient abattus sur les charniers. Les marchands d’âmes avaient fait un pas de plus dans la boue : ils s’étaient faits brigands.

LES POLITICIENS AUX TRANCHÉES.

Il me souvient qu’un soir, étant en ligne en forêt de Parron, près de Lunéville, on avisa par téléphone le poste du commandant de compagnie qu’un "colis" arrivait. Cela voulait dire en argot militaire qu’un personnage important devait venir visiter le secteur. En effet, vers les neuf heures du soir, un commandant arrivait en compagnie d’un homme vêtu de noir, portant simplement sur le capuchon un galon doré. L’homme en noir était Vandervelde, le fameux député socialiste belge et le commandant qui l’accompagnait n’était autre que le citoyen Paul Boncour, chef de bataillon à l’état-major de la 8e armée. Le secteur était calme. Le commandant de compagnie accompagna les visiteurs jusqu’en première ligne (car nous nous trouvions en deuxième ligne).

Arrivé en première ligne, le citoyen Vandervelde constata qu’il faisait toujours un calme plat. C’est alors qu’il demanda au lieutenant : "N’y aurait-il pas moyen d’assister à un coup de mains ?" L’officier qui pourtant n’était pas facile à émouvoir en fut tellement sidéré qu’il ne put rien répondre. Ainsi, tel Néron qui s’amusait au spectacle de gladiateurs s’entr’égorgeant, le socialiste notoire Vandervelde désirait assister à l’assassinat de ces gens qu’il gorgeait hier de sentences humanitaires.

Je ne dirai pas grand chose de la visite de ce sinistre vieillard qu’on surnomma "père la Victoire." Clemenceau mérite surtout d’être cité comme "premier flic de France", titre dont il ne dédaignait pas de faire parade. Ce personnage sans scrupule sût, en effet, faire rôder autour des unités combattantes une nuée d’individus, mouchards professionnels, qui épiaient les faits et gestes de tous afin de dresser des rapports sur les opinions des individus. Lorsque Clemenceau vint inspecter notre secteur, nous restâmes enfermés dans une grange sous le prétexte d’apprendre une théorie idiote sur ce que les galonnés appelaient pompeusement l’Art militaire. Je n’eus donc point l’occasion de voir la tête de ce cynique qui, après avoir écrit des réquisitoires féroces contre le militarisme et la guerre, devait finir dans la peau d’un pourvoyeur de charniers.

(A suivre)