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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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La grève générale : rapport présenté au Congrès anti-parlementaire
ESRI - Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes - 1900
Article mis en ligne le 9 juillet 2017
dernière modification le 20 janvier 2018

par ArchivesAutonomies

Cette étude s’adresse à des camarades déjà convaincus de la nécessité de supprimer les contraintes intolérables qui pèsent sur les besoins des individus ; et le seul moyen efficace d’arriver à la satisfaction complète des besoins de tous et de chacun est l’abolition de la domination capitaliste, par la suppression de la propriété privée et par l’appropriation communiste des moyens de production. Ce bouleversement social ne peut s’effectuer pacifiquement par des réformes successives : d’abord, parce que des réformes partielles, laissant subsister la société actuelle et toutes les causes d’oppression, sont illusoires et temporaires. Nous n’avons pas ici à exposer ou à défendre ce point de vue ; nous l’avons fait ailleurs et d’autres l’ont fait avant nous. D’autre part, les réformes peuvent être assez étendues théoriquement pour pouvoir mettre en péril la société capitaliste, et alors elles ne sont pas applicables et il faudrait, pour les imposer, agir révolutionnairement. Enfin, certaines réformes sont présentées "comme des moyens nouveaux d’action", c’est-à-dire comme permettant de préparer plus facilement la Révolution. On voit donc que nous sommes conduits à envisager la Révolution comme un moyen nécessaire pour arriver à une société nouvelle où la propriété capitaliste aurait disparu.

Nous n’avons pas à attendre notre libération du fatalisme des lois économiques. L’homme subit les conditions économiques, mais il réagit en même temps. Cette réaction augmente avec les progrès de l’évolution. Mais on peut encore augmenter cette résistance et en hâter les effets par la propagande, par la persuasion, à tous ceux qui souffrent, de la possibilité de se libérer de leurs souffrances en s’attaquant immédiatement à la cause. de leur oppression.

"Nous croyons à la possibilité d’une modification économique immédiate. On peut directement, demain, mettre en commun la possession des instruments de production. Il suffit pour cela de vouloir le faire et d’agir. Il suffit d’en prendre possession tels qu’ils sont et de les mettre au service des membres de la société. Il n’est pas du tout besoin d’attendre qu’ils se soient développés davantage et qu’ils se soient déjà adaptés à un ordre économique qui n’existe pas encore" [1].

Nous n’avons pas d’autre part à escompter un bouleversement pacifique par une espèce d’abdication volontaire de la bourgeoisie. On a beaucoup parlé de la Nuit du Quatre Août ; mais on sait maintenant que cette explosion de désintéressement fut déterminée par l’intimidation et par la nécessité. Des mouvements populaires avaient lieu par toute la France depuis le 14 juillet et, de tous les côtés, dans les campagnes, les paysans en bandes brûlaient les archives seigneuriales et les châteaux en même temps.

Nous avons donc à envisager la Révolution comme une nécessité pressante et comme une possibilité immédiate. La première chose à faire est de convaincre les individus opprimés des causes de leur servitude et de leur misère, de leur montrer qu’elles résident essentiellement dans la domination d’une classe de parasites détenant à son profit les instruments de production et possédant, pour le maintien de sa suprématie et pour sa sauvegarde, les moyens de coercition les plus perfectionnés. Il ne faut pas que les mouvements de révolte, faits par des gens plus ou moins inconscients puissent être détournés au profit des ambitions et des cupidités de quelques individus, qu’un mouvement révolutionnaire aboutisse à un simple changement politique, c’est-à-dire à une duperie.

Dans les conditions sociales actuelles, c’est la classe ouvrière qui forme de l’armée des mécontents et des opprimés la presque totalité. C’est elle qui est, par suite des conditions économiques du régime capitaliste, la classe opprimée par excellence et c’est seulement de sa révolte et de ses tendances qu’on peut espérer un changement social. Mettant à part les nécessités de la propagande dans la classe ouvrière, nous avons à envisager, pour un plus ou moins grand nombre de prolétaires conscients, la possibilité de faire aboutir une révolution sociale.

La première forme de révolution qui se présente à l’esprit est la révolution dans la rue, les armes à la main ; c’est la révolution traditionnelle. Nous savons tous que ce mode unique de révolte, qui a pu être employé avec succès à d’autres époques, qui, peut-être, pourra l’être dans des conditions spéciales, n’a aucune chance de succès dans les conditions normales de la société actuelle. Du côté de "l’ordre", armement perfectionné, larges avenues, facilité d’isoler le mouvement révolutionnaire ; du côté des insurgés, pas d’armes et des pavés de bois. Il est inutile d’insister.

Resterait à considérer la possibilité d’une grève militaire. Mais si la propagande dans les casernes et chez les jeunes gens ne doit pas être négligée, il est permis de supposer que nous ne pouvons encore compter sur une grève de ce genre pour faire réussir une révolution dans la rue.

La conquête des pouvoirs publics a été présentée par quelques socialistes (comme Lafargue) comme un moyen révolutionnaire, en permettant à une majorité parlementaire socialiste de décréter, pour ainsi dire, une révolution légale, afin de faire disparaître la société capitaliste.

Nous n’examinerons pas cette utopie trop puérile et il ne nous reste plus à envisager comme moyen révolutionnaire que la grève générale. Ce mode révolutionnaire nous parait être celui qui présente les plus grands avantages et le plus petit nombre d’inconvénients, soit qu’on se place au point de vue communiste ou au point de vue anarchiste, soit qu’on considère les chances de succès et les facilités de la lutte.

On peut imaginer d’autres moyens révolutionnaires. Il se peut que les progrès de la science mettent à la disposition de chacun des moyens de destruction pouvant lutter efficacement contre ceux de l’armée bourgeoise. Dans l’état actuel de la science et de la société, ce sont là des espérances non encore réalisées. En tout cas, elles ne sont pas incompatibles avec l’idée de la grève générale. Plus les grévistes seront armés, plus ils seront forts. Mais tels que sont les ouvriers, telle qu’est actuellement la société, la grève générale nous parait dès maintenant un moyen révolutionnaire pratique. Nous essayerons de le démontrer plus loin.

* * * * *

La résistance à l’oppression d’une classe dominante s’est toujours traduite par des révoltes. Sous le régime capitaliste, ces révoltes ont pris le caractère particulier de cessation de travail concertée entre un certain nombre de salariés.

Cela tient à plusieurs causes : tout d’abord au mode de travail, fait en commun par un nombre de plus en plus considérable d’ouvriers ; d’autre part à la forme soi-disant libre du contrat de travail. L’ouvrier n’est plus dans la société marchande actuelle ni un esclave, ni un serf ; il peut - théoriquement - disposer librement de sa force de travail. Mais cette liberté est entièrement fallacieuse, puisqu’elle ne lui permet pas d’échapper à l’exploitation patronale.

Il en est résulté simplement un mode nouveau de résistance : la grève - qui est, pour ainsi dire, la caractéristique de la révolte dans l’état social capitaliste et une conséquence des lois économiques propres à cette forme sociale. Mais ce droit même de coalition n’a été accordé qu’assez tardivement.

Logiquement, en théorie, il devait découler des droits de l’homme et de la liberté du travail proclamés si solennellement à la fin du dix-huitième siècle. En réalité, les gouvernements n’ont cédé que devant les faits accomplis, devant l’extension des mouvements grévistes et l’impossibilité de les empêcher. Le pouvoir central n’a cédé qu’à l’intimidation. En France, le droit de grève n’a été reconnu que sous le second empire.

Les grèves n’ont été le plus souvent, et surtout autrefois, que des grèves partielles, comprenant partie ou totalité des travailleurs employés chez un patron isolé. Il nous paraît inutile de parler de la grève qui ne s’applique qu’à une partie des ouvriers occupés dans une maison. Elle peut avoir évidemment des inconvénients pour le patron qui la voit d’un mauvais œil. Mais, au fond, elle est à peu près sans effet. Elle peut même être utile au chef d’entreprise, dans le cas où celui-ci aurait éprouvé des difficultés à écouler son stock, ou bien s’il avait l’intention de transformer son matériel en étendant l’emploi des machines. En tout cas, le patron peut toujours faire capituler son personnel récalcitrant, puisqu’il peut attendre quelque temps sans inconvénients. D’autre part, il peut remplacer les chômeurs par des membres de l’armée industrielle de réserve.

Il n’en est plus tout à fait de même si tous les ouvriers employés par une maison refusent le travail. C’est là véritablement ce qu’on appelle la grève. Un organe tout entier d’une branche de production est frappé par sa base ; son mouvement est arrêté. Le patron cherche à y remédier et y réussit le plus souvent, les autres conditions restant égales, soit en remplaçant tous ses ouvriers par d’autres inoccupés, soit en traînant, s’il le peut, les choses en longueur, soit en se servant de l’intimidation, etc. La grève ainsi comprise est obligée de céder presque toujours, à moins que les ouvriers, quittant le terrain étroit de la simple concurrence, n’interdisent leurs camarades de corporation d’entrer dans l’atelier ainsi mis à l’index au nom de la solidarité ouvrière. La grève change là encore de tournure et oppose à un seul patron la force collective de toute la corporation ouvrière, qui, non contente de boycotter l’exploiteur récalcitrant, subventionne, en commun ceux qui luttent pour les intérêts communs. Les patrons de cette branche ont alors intérêt à opposer, eux aussi, leurs forces communes à la force collective des ouvriers et à soutenir leur confrère qui lutte pour sauvegarder les privilèges de la classe capitaliste. La libre concurrence n’est plus qu’un vain mot abandonné de part et d’autre. Des deux côtés on se place sur le terrain de classe. A vrai dire, les patrons ainsi ligués ont bien des moyens de faire céder las ouvriers en révolte et ils y réussissent  : en prêtant leur concours financier au patron en cause, en exécutant ses commandes, en faisant fléchir les lois de la libre concurrence en sa faveur au moyen des listes noires. Sans compter l’intimidation du gouvernement qui met à la disposition du patron tous ses moyens de coercition : armée, police, magistrature. La grève échoue, à moins que le taux de profit du patron ne soit extraordinairement élevé à ce moment, que les commandes du marché n’affluent en grand nombre et que son stock ne soit limité. En ce cas, le patron peut céder temporairement, quitte à reprendre plus tard, dans des circonstances favorables (morte-saison, relèvement du stock, augmentation du nombre des sans-travail) les avantages primitivement consentis. La dernière grève du Creusot (1900) en est un exemple. Les travaux commandés en vue de l’Exposition mirent la Compagnie dans la nécessité d’accorder à ses ouvriers quelques concessions qu’elle s’est efforcée de reprendre peu à peu quelque temps après. C’est, d’ailleurs, un fait qui se représente à chaque instant.

Il y aurait peut-être un moyen, pour les ouvriers en grève, de faire fléchir l’arrogance patronale, si les ouvriers savaient, eux aussi, employer certains procédés d’intimidation. Si tout patron menacé de grève se savait menacé en même temps de la détérioration de son matériel, il réfléchirait peut-être à deux fois avant de décider, par son refus, ses ouvriers à la grève. Mais comme la grève partielle n’est pas révolutionnaire comme but, on comprend que des ouvriers isolés puissent hésiter à se servir d’un moyen qui, lui, est essentiellement révolutionnaire puisqu’il s’attaque à la propriété privée, et qui pourrait être le prétexte pour le gouvernement d’une répression à outrance. Le risque encouru serait peut être trop considérable pour une simple amélioration de salaire.

De toute façon, une grève partielle n’obtient que fort rarement un succès, surtout un succès complet ; même victorieuse, elle ne peut avoir de succès durable que si ce succès ne reste pas isolé et qu’il s’étende à toute la corporation.

Il en résulte donc que, pour qu’une grève ait quelque chance de succès et aussi pour qu’elle ait un succès durable, il faut qu’elle intéresse la corporation tout entière. Mais, pour qu’une grève générale de corporation soit possible, il faut :

1° Que les intérêts des ouvriers d’un même métier aient pris un caractère général (ce qui suppose un état économique assez développé, ayant uniformisé le travail et le salaire dans la corporation par la concurrence individuelle des ouvriers, la concurrence des ouvriers employés et inemployés de la corporation, l’emploi général de machines, etc., etc.) ; 2° que la solidarité entre ouvriers de même métier soit largement développée ; 3° que les ouvriers aient des idées communes sur leur situation et sur les moyens d’y remédier.

Les avantages d’une grève semblable sont grands vis-à-vis d’une grève partielle : 1° D’abord une branche tout entière de la production capitaliste est frappée de repos ; 2° l’inconvénient de l’existence dans la corporation d’une masse inemployée est réduit à condition que la solidarité et les idées communes soient développées dans cette masse ; 3° il est plus facile de faire capituler tous les patrons d’une branche qu’un seul, puisqu’ils se trouvent tous en même situation, frappés d’impuissance et ne pouvant se porter assistance ; 4° la grève est plus courte.

Mais, comme dans la grève partielle, il y a des causes d’insuccès :

1° Etant donné l’état actuel de l’industrie et vu l’emploi de plus en plus grand des machines, l’ouvrier spécialement qualifié d’une corporation n’existe que très peu. L’armée de réserve fournie par les autres industries peut être employée dans la branche où l’on chôme. Pour éviter cet inconvénient, il faudrait que tout le prolétariat ait : 1° la conscience de ses intérêts communs ; 2° qu’il soit tout entier solidaire ; 3° qu’il ait une communauté d’idées.

2° Etant donné le peu de ressources de l’ouvrier, il ne peut résider dans une corporation que si toutes les corporations se solidarisent pour prêter assistance aux chômeurs. Pour arriver à cela, les mêmes conditions que précédemment sont nécessaires.

D’un autre côté, les employeurs sont également obligés, s’ils veulent parer au danger, de prêter assistance à leurs confrères de la corporation frappée, etc.

Le gouvernement lui-même intervient ; comme il est un gouvernement de classe, comme sa raison d’être est liée à l’existence de la classe capitaliste, il s’ensuit qu’il prête assistance à cette classe dont il est l’émanation et la sauvegarde dans le cas de grève partielle, son action peut être plus ou moins sensible, dans le cas de grève générale de corporation son action est d’autant plus violente que les intérêts patronaux, que "l’ordre", comme l’on dit, sont plus menacés. Tout est alors employé pour intimider les ouvriers et les faire rentrer dans le devoir. On emprisonne les "meneurs", c’est-à-dire les camarades les plus énergiques ; on s’efforce d’atténuer l’action ouvrière par des atermoiements et de duper les grévistes par des arbitrages ; au besoin les fusils sont utilisés pour ramener le calme. Mais le gouvernement ne s’en tient pas là. Il fournit aux patrons atteints par le chômage la main-d’œuvre nécessaire, au moins pour le plus pressé. Les soldats, les marins, les policiers deviennent boulangers, pilotes, débardeurs, camionneurs, chauffeurs, etc., c’est-à-dire des agents de production.

Pour toutes ces raisons, une grève générale de corporation a peu de chances de réussir. Le peu de ressources des travailleurs ne leur permet pas de soutenir longtemps une grève un peu étendue. Si les patrons peuvent traîner les choses en longueur, la grève sera sûrement vaincue. Des exemples tout récents confirment cette manière de voir. La grève générale des mineurs belges (1899) et surtout la grève générale des mécaniciens anglais (1898), qui dura sept mois et engloutit 27 millions, se terminèrent toutes deux par la défaite. Cependant les corporations en grève étaient parfaitement organisées et solidaires ; et, en Angleterre, par exemple, l’action du gouvernement ne se manifesta pas d’une façon sensible.

Une grève de corporation ne peut réussir sans la solidarité effective de tout le prolétariat ; d’un autre côté, le prolétariat tout entier a les mêmes intérêts, il doit être solidaire tout entier ; donc, s’il partage des idées analogues, le plus simple et le plus efficace serait que tout entier il refuse le travail, s’attaque d’un coup à la classe capitaliste et la mette d’un coup à sa merci. C’est la forme la plus élevée de la grève où tous les travailleurs s’attaquent à tous les exploiteurs. On quitte définitivement le terrain démocratique pour le terrain social.

C’est à cette forme que l’on donne ordinairement le nom de grève générale ; il ne faut donc pas la confondre avec la grève générale de corporation, qui n’est, en réalité, qu’une grève partielle.

* * * * *

Tout ce que nous avons exposé jusqu’ici est le résultaL de l’expérience acquise dans la lutte ouvrière corporative contre l’exploitation patronale. Les conclusions auxquelles nous sommes arrivés découlent d’ailleurs des conditions économiques de la société moderne. Mais les ouvriers eux-mêmes ont pu reconnaître la difficulté du succès et l’impuissance des grèves partielles, et peu à peu ils en sont arrivés à envisager la possibilité et la nécessité d’une grève générale.

Ils ont reconnu, comme nous l’avons exposé plus haut, que la victoire des grèves partielles et même des grèves générales de corporation est difficile à obtenir. Les résultats, en cas de succès, ne sont pas en rapport avec les efforts dépensés ; l’amélioration de salaire, par exemple, est le plus souvent incapable de compenser les pertes occasionnées par le chômage. Bien plus, les résultats ne sont pas durables : soit que le prix des objets de consommation s’élève, soit que le patron profite de la morte-saison, d’un accroissement de stock, d’un perfectionnement dans le machinisme pour diminuer de nouveau les salaires. Sans parler des coupes sombres, des listes noires, même après le succès plus ou moins apparent d’une grève.
Mais le grand défaut des grèves partielles est qu’elles sont incapables de faire sortir l’ouvrier de sa condition de salarié.

Une grève partielle ne peut avoir pour but que de faire élever les salaires ou bien d’empêcher leur abaissement, de provoquer la limitation de la journée de travail, d’obtenir un peu plus de liberté dans l’atelier ; ou bien encore la grève peut être un acte de solidarité vis-à-vis d’un camarade renvoyé, etc. Mais elle est incapable d’élever le taux des salaires à un tel point que disparaisse le taux de profit du patron. Elle laisse subsister le patronat et avec lui toutes les causes de la servitude dont souffre la classe ouvrière. Si une amélioration est obtenue sur un point, le jeu de la concurrence la fera disparaître, ou tout au moins le patronat trouvera le moyen de se créer une compensation sur un autre point : soit qu’il intensifie le travail, soit qu’il trouve le moyen d’élever le prix des objets : produits, etc.

Faut-il donc. condamner les grèves partielles ? Nous n’avons pas à le faire. D’abord, parce que si la grève n’est pas un moyen d’affranchissement, elle est un précieux instrument d’intimidation. Elle seule permet à l’ouvrier de résister dans une certaine mesure à l’exploitation patronale, de maintenir ses salaires à un taux normal. Elle lui permet aussi d’acquérir et de maintenir les quelques libertés, d’organisation et de défense que les gouvernements bourgeois ont dû reconnaître, bien longtemps après que les ouvriers eurent commencé à en user. Enfin la grève est créatrice de solidarité ouvrière. Tout mouvement gréviste démontre à ceux qui en font partie la nécessité de se soutenir et de s’organiser ; et souvent il en résulte, quand il n’existe pas encore, la constitution d’un syndicat. D’autre part, le but des grèves s’élève ; assez souvent celles-ci ne sont autre chose que l’acte de solidarité au profit d’un camarade ; sous cette forme, elle porte une atteinte profonde au principe d’autorité patronale ; elle est ainsi éducative ; elle habitue les ouvriers à la révolte.

Ainsi, donc la grève partielle peut avoir une utilité ; mais ce n’est pas une solution. Il faut recommencer à chaque instant le même effort sans espoir d’un affranchissement définitif. Sans avoir par conséquent à prêcher ou à déconseiller la grève, l’œuvre des militants doit être de démontrer aux grévistes "que le succès, même s’il est obtenu, ne sera qu’illusoire, que la cause de leur misère c’est l’organisation capitaliste elle-même et que rien ne sera fait tant que cette organisation ne sera pas détruite".

C’est pourquoi nous envisageons la grève générale de toutes les corporations en tant que moyen révolutionnaire et non pas comme moyen d’obtenir plus facilement des réformes ou des améliorations plus ou moins étendues. Tout travail étant arrêté, la vie économique se trouverait suspendue et sa reprise ne pourrait dépendre que de la volonté des travailleurs. Ce serait l’écroulement complet de la domination capitaliste, et alors ce ne serait point de quelques réformes insignifiantes que se contenterait le prolétariat ; la seule solution serait l’abolition du patronat et du salariat.
Cette idée simpliste de la grève générale a été celle de la plupart des premiers propagandistes. Ils pensaient qu’il suffirait à la classe ouvrière de se croiser les bras un beau matin pour que la transformation sociale s’accomplit. A la réflexion, il faut en rabattre. Une grève de ce genre serait exposée à presque autant de causes d’échec que toute grève partielle. Chaque ouvrier ne pourrait compter que sur lui-même, et ses ressources seraient vite épuisées. C’est alors lui qui serait obligé de se rendre à merci au capitaliste. On a bien songé autrefois à se servir des approvisionnements mis en réserve dans les sociétés coopératives socialistes (rapport de Pelloutier au Congrès de Tours, sept. 1892) ; mais cette idée a été abandonnée depuis par celui qui en avait été l’auteur. Il serait trop facile au gouvernement d’empêcher toute distribution et même de s’emparer des approvisionnements.

Il faut bien considérer que dans une grève générale on ne peut pas compter sur la totalité des ouvriers. Si l’on prêche le calme aux grévistes et si ceux-ci ont la naïveté de l’observer, les patrons auront toute liberté d’utiliser les non-grévistes. Le gouvernement s’empressera, comme il l’a toujours fait, de mettre ses troupes à la disposition des capitalistes ; les soldats seront employés comme agents de production ; ils remplaceront les grévistes, tout au moins suffiront-ils à assurer le service d’approvisionnement des grands centres.

Les grévistes, même aidés par les coopératives, seront vite réduits par la famine. Dans ces conditions, une grève générale peut tout au plus faire lâcher au patronat quelques réformes partielles et cela à cause de la crainte de voir la grève se transformer en mouvement révolutionnaire. C’est ce qui a eu lieu en Belgique où la grève générale, toute pacifique, d’avril 1893 n’a même pas abouti à la conquête du suffrage universel, en vue de laquelle elle avait été déclarée.

Il y a encore une autre cause d’échec que le gouvernement mettrait en œuvre, pour peu qu’il vit l’ordre social menacé : c’est la terreur. Et cela suffirait à faire échouer une grève générale pacifique, même si elle était internationale.

Si donc les ouvriers veulent leur affranchissement complet, s’ils emploient dans ce but la grève générale, il leur faudra se servir de la force et agir révolutionnairement. Ce serait le comble de l’illogisme que voulant mettre en commun les instruments de production, de ne pas s’en emparer immédiatement, voulant faire disparaître la propriété privée, de ne pas l’attaquer de tous côtés, voulant se débarrasser de l’oppression capitaliste, de respecter les agents de l’autorité et de ne pas oser violer la liberté du travail, voulant transformer la société, d’obéir à ses lois.

En fait, une grève générale ne peut pas être pacifique. A considérer ce qui se passe ordinairement dans une simple grève partielle, les "attentats contre l’ordre et la propriété" éclateraient d’eux-mêmes de tous côtés. Ne peuvent rester pacifiques que de simples manifestations, comme le Premier Mai ou comme la grève générale belge de 1893 qui fut une pure manifestation politique. Ce ne sont pas là de véritables grèves ; elles ne sont pas dirigées directement contre les patrons et contre la propriété elles peuvent intimider la bourgeoisie, mais non la faire abdiquer.

Non seulement la logique, mais la nécessité obligeront la classe ouvrière à employer la violence en cas de grève générale : nécessité d’échapper à la famine, nécessité de combattre la terreur.
Pour nous, la grève générale se confond avec la Révolution.

* * * * *

Le terme "Révolution sociale" signifie changement subit et violent de la société. Il exprime un fait, il n’explique pas comment ce fait peut se produire. C’est se leurrer que de se servir de cette expression pour indiquer la solution de la question sociale. Si l’on entrevoit la possibilité et la nécessité d’une révolution, il faut chercher les moyens de la faire aboutir. Dans les conditions actuelles, c’est la grève générale qui nous parait le moyen révolutionnaire le mieux approprié, celui qui a le plus de succès. A notre avis, elle est la conséquence des conditions économiques dans lesquelles se développe la classe ouvrière ; elle est la plus haute expression de la forme moderne de la révolte.

Une première objection peut se produire - et nous l’avons entendue : tout mouvement insurrectionnel, quel qu’il soit, s’accompagne forcément de chômage généralisé. C’est ainsi que certains conçoivent la grève générale.
Or, en admettant même qu’un parti politique puisse déterminer un mouvement insurrectionnel, il faudrait que ce parti politique résumât en lui tous les intérêts et toutes les aspirations de la classe ouvrière, pour pouvoir entrainer les organisations corporatives, ou bien il faudrait que l’insurrection fût victorieuse. Nous avons déjà montré plus haut comment, dans les conditions actuelles, la victoire d’un mouvement dans la rue est à peu près impossible. Dans la première hypothèse, c’est-à-dire en admettant que la classe ouvrière tout entière prenne les armes (et quelles armes ?), ce serait encore courir à un écrasement certain.

La grève générale, au contraire, envisagée comme telle, s’attaque à la vie même de la société. Ce qui fait la supériorité de la société moderne, c’est la division extrême du travail, c’est le perfectionnement du machinisme. Cela fait aussi sa débilité. Elle est devenue un organisme complexe et délicat où le moindre rouage est nécessaire. Nous ne sommes plus dans la cité antique ou médiévale qui formait un tout économique se suffisant à lui-même. Les objets produits sont fabriqués dans telle ou telle usine, parfois un seul objet doit passer par plusieurs usines. Ces usines ne sont pas toujours rassemblées en un même lieu. D’un autre côté, les matières premières viennent de plus ou moins loin, parfois de pays éloignés. Il en est de même pour le charbon, qui est la source de force motrice la plus répandue. La vie moderne rassemble les individus en de grandes agglomérations, qui doivent faire venir leurs approvisionnements des contrées environnantes. Cette division du travail, cette dépendance des centres de production les uns des autres nécessitent des moyens de communication rapides et nombreux, dont le fonctionnement est absolument nécessaire à la vie de la société.

Supposons que pour une cause ou pour une autre, à un moment où règne, pour quelque motif que ce soit, une certaine agitation dans la classe ouvrière, une grève éclate et se généralise rapidement. La seule chose à faire, si les grévistes ne veulent pas retomber dans leur condition de salariés, serait pour eux de s’emparer, partout où cela serait possible, des instruments de production pour les exploiter à leur profit et des objets de consommation pour échapper à la famine. Une armée, si imposante, si bien armée et si disciplinée qu’elle soit, ne peut pas tout protéger. Elle se trouverait immobilisée un peu partout, isolée et incapable de se livrer à la répression de la révolte.

Nous avons dit plus haut que la détérioration des machines était un moyen à peu près inusité en temps de grève partielle. Il n’en est plus de même en temps de révolution. L’emploi de la violence devient une nécessité absolue. Or, pour les raisons que nous avons déjà données, il devient extrêmement facile d’arrêter d’une façon certaine tout moyen de communication, quel qu’il soit et, par suite, d’empêcher le gouvernement ou les particuliers d’assurer leur approvisionnement. Réfléchissez encore à la difficulté de remplacer des employés de chemins de fer, des facteurs, des télégraphistes.

Le ravitaillement ne pourrait non plus se faire par l’étranger, si les ouvriers de tous pays sont assez solidaires pour ne pas venir remplacer les grévistes ou pour assurer l’approvisionnement des grands centres. C’est pourquoi les fédérations internationales ouvrières sont nécessaires et, en particulier, celle des ouvriers de transport. En tout cas, il resterait à empêcher par la force toute défection quelle qu’elle fût. De toute façon, nous croyons possible la réussite d’une grève générale nationale par suite de la difficulté de ravitaillement à l’étranger, de l’arrêt des moyens de transport, de la solidarité ouvrière internationale. D’autant qu’il est permis de supposer qu’un mouvement semblable aurait une telle répercussion au dehors que les gouvernements voisins seraient obligés de s’occuper de leurs propres affaires.

Un gouvernement se trouverait donc dans l’impossibilité non seulement d’assurer les services publics et l’approvisionnement des particuliers, mais encore le ravitaillement de sa propre armée, d’avoir des nouvelles et de donner des ordres. Chaque détachement aurait des chances de se trouver isolé. La nécessité de garder les centres industriels, d’assurer l’ordre, de protéger les voies ferrées éparpillerait les forces gouvernementales, sans résultat, car il est impossible de pouvoir protéger efficacement un réseau de chemin de fer. Tout cela serait la conséquence d’une généralisation de la grève. Dans ces conditions, il serait impossible d’employer les soldats comme agents de production, d’en faire des boulangers ou des chauffeurs. La complexité du travail, la nécessité de défendre la propriété ou de se défendre parfois elle-même contre des forces supérieures, annihilerait l’armée et détruirait la terreur gouvernementale.

Parlera-t-on de mobilisation ? Nous supposons que des révolutionnaires n’obéiraient guère à un ordre de ce genre. Qu’on se rende coupable d’attaque en bande contre la propriété, de désertion militaire ou de révolte dans la rue, le résultat serait le même. Bien plus, le gouvernement oserait-il mettre des armes entre les mains de grévistes disposés à regarder la grève comme un moyen non pacifique ? On n’use guère, même en temps de grève partielle, envoyer des réservistes sur le lieu de la grève. Quant à l’armée active, si l’on peut douter avec raison de sa collaboration dans un mouvement insurrectionnel, du moins non encore victorieux, si dans une grève partielle on peut trouver des soldats disposés à faire usage de leurs armes, le cas ne serait plus le même dans une grève générale. Le soldat, éloigné de sa région natale, saurait que la situation est la même dans son pays et dans le pays où il se trouve. Déjà, lors des récentes grèves du Creusot et de Dunkerque, des régiments n’ont pas marché. Que serait-ce, si ces régiments étaient isolés, sans nouvelles, sans approvisionnements ?

Mais, dira-t-on, il faut, pour réussir, avoir la majorité du pays et la presque unanimité des travailleurs. Une grève générale est donc impossible, tandis que pour la conquête des pouvoirs publics il suffit d’avoir pour soi la moitié plus un des électeurs inscrits.

C’est là l’objection ordinaire. Or, l’on sait très bien qu’un mouvement révolutionnaire n’a jamais été fait que par une minorité, que la majorité ne compte pas, qu’elle est prête à subir les faits accomplis. lorsqu’ils ne heurtent pas trop ses intérêts, qu’il est impossible de pouvoir remuer cette majorité, qu’on peut seulement la préparer à accepter un changement social qui, dans la plupart des cas, serait un bienfait pour elle. D’autre part, nous n’avons jamais entendu par grève générale l’unanimité des travailleurs. On nous dira alors que les syndiqués ne sont encore qu’une minorité. C’est possible, mais c’est cette minorité qui entrainera les autres en cas de conflit. On le voit tous les jours dans les grèves. Combien, sur les grévistes, ouvriers du bâtiment ; étaient syndiqués en octobre 1898 ?

A côté de l’entraînement volontaire que produit toujours une grève et de sa tendance à se généraliser, il faut aussi parler de l’entrainement forcé, causé par la grève des principales organisations corporatives. Qu’arrive-t-il si les ouvriers du gaz se mettent en grève et que la multitude des moteurs à gaz dans une grande ville se trouve arrêtée ? C’est le chômage forcé pour un bon nombre d’ouvriers de diverses corporations. Il en est de même, si ce sont les ouvriers de transport qui se mettent en grève : employés de chemin de fer, chauffeurs ou mécaniciens, facteurs, débardeurs, marins, etc. Les mineurs peuvent aussi apporter leur appoint. Si une partie de ces corporations se met en grève, c’est grève générale forcée. Nous avons déjà vu le désarroi causé par la série des grèves partielles des marins et des débardeurs (août-septembre 1900), par la grève de vingt-quatre heures-des facteurs de Paris, etc. Quant aux ouvriers qui chôment, loin d’être une gêne pour le mouvement, ils sont une condition de sa réussite. L’inertie même de la majorité favorise le succès de la grève.

Mais, pour arriver à la possibilité d’une révolution par grève générale, il faut que le prolétariat soit tout entier solidaire, il faut qu’il ait des idées communes sur le but à réaliser, il faut qu’il soit organisé.

Le mouvement ouvrier et la grève générale.

C’est grâce, en effet, à l’organisation de plus en plus solidaire du prolétariat que l’idée de la possibilité d’une grève générale a pu se faire jour. Comment cette idée s’est dégagée peu à peu par l’expérience acquise dans la lutte incessante des travailleurs contre l’exploitation patronale, c’est ce que nous allons faire rapidement.

Nous avons dit que la lutte de classe se traduit toujours par des révoltes. Ces révoltes partielles sont facilement étouffées. Nous avons essayé de montrer qu’une simple grève d’ouvriers employés chez un patron avait besoin de l’appui de toute la classe ouvrière. C’est ce que montre l’histoire des conflits économiques avant 1848. Sans organisation, sans lien avec leurs camarades de classe, les prolétaires en grève étaient presque fatalement voués à l’impuissance. Il faut arriver à la fondation de l’Association internationale des travailleurs (1862) [2] pour trouver un premier essai considérable, il est vrai, d’organisation ouvrière.

Le but de la fameuse association était l’émancipation complète de la classe ouvrière. Son œuvre fut de créer partout des sociétés de résistance analogues aux syndicats d’aujourd’hui, destinées à faire naître et à fortifier la solidarité parmi les salariés, à s’opposer à l’exploitation capitaliste, à décider au besoin la grève, à la soutenir avec des ressources accumulées dans ce but. La section en chômage avait, en outre, le secours pécuniaire des autre sections. On avait fondé le sou de grève, cotisation qui en espérance devait donner par sou accumulation des résultats merveilleux.

Les grèves furent alors la principale préoccupation de l’Association internationale. Mais il n’y eut pas, alors, de mouvement gréviste généralisé. Cependant l’idée d’une grève généralisée aboutissant à un cataclysme révolutionnaire se fait jour dès cette époque. Le Congrès de Genève (1866) demandait déjà d’établir entre les travailleurs un lien universel qui permettrait d’organiser des grèves immenses, invincibles. L’idée est précisée davantage dans un article de l’Internationale, journal de la fédération bruxelloise (27 mars 1869).

La chute de la Commune et les querelles causées par l’ambition de quelques individus amenèrent la dislocation de l’Internationale. Après cette période de réaction et de répression à outrance, le mouvement ouvrier reprit. Les syndicats se reconstituèrent. Devant leur essor et leur force, le gouvernement bourgeois fut lui-même obligé de reconnaître leur existence.

En même temps les ouvriers se détachaient de plus en plus de la politique. Dans le plus grand nombre des grèves actuelles, ils ne veulent plus du concours des députés, ni des conseillers municipaux. Les syndicats ont laissé de côté, pour la plupart, toute préoccupation politique. Ils se sont rendu compte que ce ne pouvait être pour eux qu’une cause de discussions, de querelles et de compromissions. De cette façon, ils ont pu rester unis sur le terrain de leurs intérêts de classe.

Les grèves partielles continuent à éclater ; elles sont la conséquence inéluctable de la lutte économique. Mais les ouvriers reconnaissent de plus en plus que la grève isolée a peu de chances de succès. Très vite ils arrivent à l’idée de grève générale. Elle est proposée pour la première fois en France au Congrès ouvrier de Bordeaux (octobre-novembre 1888) ; c’était le troisième congrès national de la Fédération nationale des syndicats et groupes corporatifs ouvriers de France. C’est à ce même congrès que fut voté un ordre du jour de défiance contre les politiciens.

La proposition de grève générale est reprise par Fernand Pelloutier, délégué des bourses du travail de la Loire-Inférieure au Congrès de Tours (sept. 1892) : elle est votée au Congrès de Marseille quelques jours après (sept. 1892) sur la proposition de Briand. Elle est définitivement adoptée par tous les congrès corporatifs à partir du Congrès de Nantes (sept. 1894). C’est aussi à ce dernier congrès qu’eut lieu la scission définitive avec les politiciens.

Actuellement l’idée de grève générale est soutenue par la presque unanimité des syndicats ; et presque tous ont abandonné la conception d’une grève générale des bras croisés pour préconiser la grève générale comme moyen révolutionnaire. Même la Fédération du Livre, c’est-à-dire la fédération peut-être la plus modérée, après s’être prononcée contre le principe dans son Congrès d’août-septembre 1900, a décidé de mettre la question à l’étude, si la loi du 30 mars 1900 (limitation de la journée de travail) n’était pas appliquée. Tous les congrès des autres fédérations, le Congrès des bourses et le Congrès national corporatif ont acclamé la grève générale. Celle-ci est l’objet d’une propagande spéciale.

Ces années dernières ont été fertiles en grèves. On a vu les mouvements se généraliser, éclater dans des régions où le capitalisme paraissait tout puissant (Le Creusot, Montceau-les-Mines, 1900), et dans des corporations que l’on pensait complètement asservies : facteurs, marins, employés des différentes branches de commerce, etc.). Les grèves ont pris une extension inusitée ; en octobre 1898, près de 80.000 ouvriers du bâtiment étaient en grève à Paris, et on a pu s’attendre à une grève générale. Actuellement, la grève des ouvriers maritimes (marins, chauffeurs, débardeurs, mariniers, etc., etc.) ne fait que s’éteindre, après s’être étendue à tous les ports de France.

Corollairement des syndicats nouveaux se sont formés, partout où la grève avait remué les masses. prolétariennes. Une importante fédération nationale, celle des ouvriers de transport, est en train de se foncier. Peu à peu s’étendent l’organisation et la solidarité ouvrières. Le prolétariat prend de plus en plus conscience de son rôle, du but à atteindre et des moyens de le réaliser. Il est sorti complètement de l’ornière mutuelliste et de l’ornière politicienne. Son organisation est le gage de la possibilité d’une grève générale.

La grève générale et les partis politiques.

Nous venons de voir que l’idée de grève générale s’est fait jour peu à peu dans les milieux ouvriers. C’était un résultat logique de la tactique ouvrière et du développement économique. Tout d’abord à cause de l’insuccès répété des grèves partielles, ensuite à cause de l’extension du mouvement gréviste et corollairement de l’extension de l’organisation syndicale.

L’idée de grève générale, adoptée par les groupements corporatifs n’a trouvé la même faveur que dans celui des partis socialistes politiques où l’élément syndical dominait ; nous voulons parler du P. O. S. R. Avec les autres, cette idée a eu une fortune variable, suivant Les fluctuations des nécessités politiques.

D’une façon générale, les social-démocrates l’ont rejetée systématiquement aux congrès internationaux de Paris 1889, Bruxelles 1891, Zurich 1893, Londres 1896, malgré la persévérance de Domela Nieuwenhuis qui ne s’est jamais lassé de représenter sa proposition. A Londres notamment, la question fut pour ainsi dire escamotée. On déclara ne pas voir la possibilité d’une grève générale internationale. Il est vrai qu’on eut soin, dans la version anglaise des résolutions du Congrès, de supprimer cette phrase trop compromettante vis-à-vis des travailleurs du Royaume-Uni. Eug. Guérard ne put obtenir qu’elle fût mise à l’ordre du jour du prochain nouveau par le P. O. S. R. et par les blanquistes, elle a encore été rejetée de l’ordre du jour par la conférence de Bruxelles (1899).

En France, les guesdistes adoptèrent naturellement les résolutions de la social-démocratie internationale. Et, comme le disait Guesde lui-même récemment, ils ont écarté "dédaigneusement" cette question de leurs discussions. Cependant il fut un temps où les guesdistes, tout en condamnant les grèves partielles, acceptaient l’idée de grève générale d’une corporation, à condition qu’elle fût subordonnée à un état d’organisation suffisamment parfait. Ils ont préconisé la grève générale internationale des mineurs et ils ont certainement mis dans la possibilité de cette grève l’espérance d’une révolution. C’est la résolution qu’ils votent en octobre 1890 à leur Congrès de Lille (proposition de Mme Aveling) et que leurs délégués ouvriers préconisent, au Congrès corporatif de Calais a la même époque. Ces mêmes délégués ouvriers votent de confiance le principe de grève générale au Congrès corporatif de Marseille (septembre 1892). Les malheureux ne savaient pas que le vent avait tourné. Bien plus, les guesdistes (et toute la social-démocratie ont acclamé (1892) le Premier Mai, forme bâtarde de grève générale, manifestation platonique, qui a dégénéré rapidement en fête sans caractère ou en promenade piteuse auprès des pouvoirs publics.

L’opinion des guesdistes fut alors que la réussite d’une grève générale n’aurait pu se faire qu’avec un prolétariat parfaitement organisé, comme en Belgique ou en Angleterre, et parfaitement solidaire. En France, ni en Allemagne, le mouvement syndical ne semblait promettre ce qu’il a tenu. depuis. Il y avait ici peu d’organisation et très peu encore de conscience de classe. La conquête des pouvoirs politiques paraissait bien plus commode ; elle donna, en effet, tout d’abord des résultats inattendus. Tout le parti guesdiste se jeta sur cette tactique et il excommunia solennellement la grève générale (Marseille 1892, Nantes 1894).

L’opinion du P. O. F. pouvait peut-être se soutenir à un moment donné. Au début surtout, la grève générale fut présentée comme un moyen pacifique, le moyen des bras croisés. Nous pensons nous-aussi, que c’est un moyen impraticable. Mais depuis, les guesdistes en sont restés toujours à leur ancienne conception de la grève générale (Deville, Guesde). Ils n’ont jamais su la comprendre ; ils en sont encore actuellement les adversaires les plus acharnés.

D’ailleurs la grève générale eut très peu de succès auprès des politiciens. C’est une tactique pour laquelle on n’a aucun besoin d’eux, et qui réduit leur rôle à néant. Certains même ont pu penser qu’elle était dirigée contre eux (Journal : La grève générale du 1er avril 1899). De plus, elle contredit leur politique essentiellement démocratique, réformiste et électorale. C’est pourquoi les socialistes indépendants, c’est-à-dire les électeurs des députés socialistes indépendants, et pour la plupart petits-bourgeois, ont tout d’abord abominé la grève générale. Et M. Gérault-Richard, il n’y a pas bien longtemps ; déclarait, "preuves en main", que les promoteurs de la grève générale étaient de connivence avec les royalistes.

Il s’agissait alors de défendre les débuts du ministre Millerand contre les menaces d’une grève générale, et on ne craignait pas de se servir d’une calomnie policière. Ah ! les temps ont bien changé ! Et M. Gérault-Richard est actuellement un adepte de la grève générale (oh ! en théorie), depuis que les guesdistes font une si terrible opposition au ministre socialiste et à tous ses partisans. Actuellement les socialistes indépendants, depuis qu’ils se sont constitués en organisation fédérale, ont accepté l’idée de la grève générale. Voici pourquoi :

Il était de toute nécessité pour les socialistes indépendants, en se constituant en parti organisé, d’avoir, comme toute organisation socialiste qui se respecte, un programme révolutionnaire, que l’on sort les jours de réjouissance ou de manifestations solennelles, comme aux congrès, par exemple ; mais cela ne tire pas à conséquence.

C’est une sorte de symbole dont la réalisation éloignée n’épouvante personne et est incapable d’éloigner du parti les éléments les plus modérés. Il est un leurre pour les camarades vraiment révolutionnaires, et en même temps il sert à flatter l’esprit frondeur des démocrates petits bourgeois. Ce révolutionnarisme est donc incapable de contredire la pratique purement réformiste et électorale des socialistes, autrefois dits indépendants.

Ce nouveau parti avait tout intérêt à choisir la grève générale comme étiquette révolutionnaire. S’opposant au P. O. F., il était incité à prendre le programme révolutionnaire excommunié par les guesdistes ; en soutenant ce programme, il s’attachait le P.O. S. R., il affirmait son respect pour les décisions des congrès corporatifs et sa sympathie pour le mouvement ouvrier, et il espérait attirer à lui syndicats et bourses du travail.

En même temps, on a eu soin de ne pas trop préciser l’idée de grève générale. Elle peut, par suite, être interprétée par les uns comme moyen révolutionnaire, par les autres comme tactique pacifique restant dans la légalité. On ne fait pas la distinction entra la grève des bras croisés et la grève révolutionnaire.

Quant au P. S. R. (blanquistes), il adopte le principe de la grève générale ; mais il ne s’en occupe pas. Ses préoccupations sont purement politiques, et il se borne à ne pas entraver l’action corporative.

La grève générale et les communistes anarchistes. Conclusion.

Si l’éducation des faits a conduit peu à peu la classe ouvrière à envisager la grève générale comme moyen suprême de lutte contre le capitalisme, la conception de la grève générale, considérée comme moyen révolutionnaire, était déjà éclose dans l’esprit des militants communistes.

Quoi de plus simple que l’idée d’arrêter la vie économique du monde capitaliste par une cessation générale de travail, puisque c’est le travail qui est l’unique générateur de toute production, c’est-à-dire le foyer de la vie sociale tout entière ?

Les anarchistes furent les premiers vulgarisateurs de l’idée : à Chicago, en mai 1886, Parsons, Spies et autres ; à Paris, en 1888, Tortelier dans le faubourg Antoine. Dans les congrès ouvriers, Pelloutier en fut un des premiers propagateurs. En Hollande, elle était soutenue par Domela Nieuwenhuis.

Nous ne mettons aucune vanité à cette constatation. Comme nous l’avons dit, au début, nous n’avons pas de dogme, surtout en fait de tactique. Nous préconisons, d’où qu’ils viennent, les moyens révolutionnaires qui nous paraissent les plus pratiques dans les conditions actuelles et qui s’accordent le plus avec les idées que nous nous faisons sur l’affranchissement humain.

Surtout, nous croyons à la possibilité d’un changement social immédiat. Nous ne reléguons pas la Révolution dans un lointain inaccessible. C’est à nous de profiter des circonstances.

D’autre part, nous ne pensons pas qu’on puisse décréter une révolution de quelque forme qu’elle soit. Nous n’en pouvons assigner la date, même par probabilité. Nous considérons simplement que dans l’état économique actuel, avec les organisations corporatives existantes, avec l’esprit de solidarité toujours croissant, avec la netteté de vues d’une minorité, il’ est vrai, mais active, la Révolution est désirable ; qu’elle est possible sous forme de grève générale. De cette façon, au lieu de laisser dans l’indéterminé des aspirations vagues, nous leur donnons un but précis et concret ; au lieu de déclamations sur une révolution tellement éloignée et tellement nébuleuse, qu’elle apparait comme un phénomène mystique et providentiel, comme une sorte de miracle irréalisable par l’humanité actuelle et dont la réalisation toujours reculée finit par devenir une impossibilité totale — nous essayons de poser, dans les conditions actuelles, les moyens pratiques et réels dont nous pouvons disposer pour l’affranchissement humain.

Or nous avons exposé que la grève générale nous paraissait être la conséquence du mode de résistance imposé par les conditions sociales modernes. Pour que cette grève soit possible, il faut : la solidarité internationale de la classe ouvrière, la communauté de vues sur le but à réaliser, l’organisation corporative. Nous avons vu que tous ces points sont réalisés. S’il y a encore ça et là de la confusion dans les idées, une conscience des intérêts de classe encore peu développée, une mauvaise compréhension de la solidarité, une certaine étroitesse de vues touchant la discipline et les personnalités, c’est aux camarades à faire, par leur propagande, l’éducation révolutionnaire des ignorants. Il ne s’agit pas d’attendre du ciel que le mouvement corporatif se perfectionne ; il ne faut pas non plus le mépriser, sous prétexte que les syndicats ont encore en partie des idées qui ne sont pas les nôtres. L’œuvre, justement, des militants communistes anarchistes est de propager leurs idées parmi ceux qui ne les connaissent pas encore ou qui les connaissent mal. Nous avons déjà fait un travail sur la nécessité pour les ouvriers anarchistes d’entrer dans les syndicats (Les anarchistes et les syndicats) nous ne nous étendrons pas davantage.

Au point de vue de la grève générale, il est important que les syndicats abandonnent tout à fait la conception de mouvement pacifique. - D’autre part, les organisations corporatives ont abandonné l’action électorale et parlementaire, mais elles sont continuellement sollicitées par les partis politiques. - L’action des propagandistes anarchistes devra s’attacher aces deux questions.

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En dehors des avantages d’utilité pratique et de la possibilité actuelle de la grève générale, ce mode révolutionnaire a encore, pour les communistes anarchistes, un certain nombre d’autres avantages ; ces avantages théoriques sont importants ; ils font de la grève générale la forme révolutionnaire qui se rapproche le plus des idées communistes et des idées anarchistes.

Au point de vue communiste, en effet, ces avantages sont les suivants :

1° Le but de la grève générale ne peut être que communiste puisque, mettant en présence la classe ouvrière et la classe capitaliste, comme classes, elle ne peut s’abaisser à des revendications partielles. Coupant la racine du capitalisme, elle le supprime.
2° Elle exige (pour réussir) la mise en pratique immédiate du communisme, c’est-à-dire la mainmise immédiatement sur les moyens de production exploités en commun.

Au point de vue anarchiste :

La grève générale n’est pas une tactique politique : elle reste sur le terrain économique. L’agitation en sa faveur se passe tout à fait en dehors du mouvement électoral et parlementaire et du personnel politicien.

Son but n’est pas un but politique, puisque ce but est de fonder une société communiste et non pas de s’emparer du pouvoir central, puisque ce but se réalise dans l’expropriation directe des capitalistes, sans mettre en œuvre des moyens légaux et pacifiques (réformes accumulées, rachats des grandes entreprises par l’Etat, lois sociales, etc.).
La généralisation du mouvement et l’inutilité du besoin d’un organisme central rendent peu probable la possibilité d’une dictature, quelle qu’elle soit. Etant une révolte sociale dirigée contre le patronat, la grève générale présente le minimum de chances d’être accaparée par des politiciens ou d’aboutir au socialisme d’Etat.

Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes de Paris.