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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Merci Mr Mansholt
Survivre... et vivre n°12 - Juin 1972
Article mis en ligne le 15 janvier 2017
dernière modification le 6 janvier 2018

par ArchivesAutonomies

J’ai éprouvé un sentiment bizarre en prenant connaissance, dans Le Monde du 4 avril, de la lettre de Mansholt à Malfatti, en faveur d’une réduction impérieuse du taux de croissance et de la natalité. Plaisir de voir se confirmer ce que je croyais inéluctable : la crise écologique commence à travailler les classes dirigeantes ; un courant "zeigist", des partisans de la croissance zéro, apparaît dans la technocratie européenne, un ou deux ans après s’être défini dans la bourgeoisie américaine. Plaisir, mais malaise : allons-nous faire alliance avec ce mal-converti, cet assassin du monde rural, cet industrialisateur du paysage européen ? Sommes-nous dans le même camp, comme le PCF par la bouche de Marchais et Leroy, Le Monde sous la plume de Drouin, tentent de le faire croire ?

Sommes-nous dans le camp de Mansholt ?

La question n’est pas celle d’un puriste. Les tenants de la croissance, du CNPF au PCF, tentent de faire un amalgame entre le courant technocratique de croissance zéro et le mouvement radical contre la société technicienne productiviste hiérarchisée. Dans un premier temps, de larges masses peuvent effectivement nous percevoir comme la marge de manoeuvre de la bourgeoisie malthusienne. Car nous baignons tous, depuis le XVIII° siècle, dans une idéologie du progrès -où le progrès se mesurait à la croissance de la production matérielle de biens de consommation - et toutes les classes sociales de la société occidentale ont adhéré profondément à cette idéologie. Voilà qui nous impose de nous définir clairement par rapport aux technocrates zéroïstes.
D’abord une évidence : M. Mansholt et les capitalistes zéroïstes ne veulent pas un changement de l’ordre social. Ils ne proposent qu’une stabilisation dans l’actuel, des mesures conservatoires à prendre au nom de la survie. Dans ces conditions, leur projet est-il même crédible ? Peut-on vraiment imaginer cet ordre capitaliste ou bureaucratique à croissance nulle ?

Un capitalisme de croissance zéro est-il possible ?

J’ai d’abord pensé que non, qu’un capitalisme stabilisant la production était impossible.
Je savais bien la chose parfaitement concevable au niveau des grands équilibres économiques. Marx a donné voici 100 ans les grandes conditions de cet équilibre dans ses schémas de "reproduction simple". Mais comment garantir la croissance zéro en préservant la loi fondamentale de l’économie capitaliste, la concurrence ? La fonction de la concurrence, c’est de permettre à une entreprise de se développer aux dépens des autres ou plus vite que les autres. Mais le surcroît de production de l’entreprise A n’est pas nécessairement compensé par une décroissance égale de la production des entreprises B et C. Le capitalisme ne pourra jamais garantir cette compensation.
À moins... À moins qu’il ne supprime la concurrence. Après tout, nous sommes déjà à l’ère des oligopoles et des cartels, et la concurrence bat déjà bien de l’aile. Mais de là à la supprimer, il y a un grand pas : la conquête internationale des marchés, la guerre internationale des trusts continuent, et le système capitaliste mondial n’a pas dépassé ses contradictions nationales, comme l’ont montré quelques crises monétaires retentissantes. Le voyez-vous décréter tout de go le statu quo international, et respecter ce statu quo ? Sans qu’ici et là on n’essaie de tricher, et que la triche se généralise ? Et puis, à un niveau plus idéologique qu’économique, peut-on imaginer des appareils dirigeants de l’économie privés de leur raison d’être, l’expansion maximale ? La fiction concurrentielle est peut-être plus importante que la concurrence elle-même : les sous-marques de lessive du même trust Unilever se livrent une guerre sans fin, où tombent chaque année des milliers d’arbres et où s’usent quelques milliers d’ouvriers, pour du vent, parce que la croissance c’est l’alpha et l’oméga de l’entreprise, la raison d’être de Servan Schreiber de L’Express.
À moins... A mois que soient simplement réglementés la production, ou l’achat, de matières premières, désormais constants et pris en main par l’État. En dehors de ce secteur, la concurrence pourrait jouer. Voilà la pollution limitée et l’ordre économique sauf. Mais quel ordre, quelle société capitaliste ? Un capitalisme où l’État jouerait un rôle accru, un État contrôleur, qui rapprocherait encore plus les deux versions de la société technicienne, le capitalisme et le socialisme bureaucratique ?

Mais sur quelle idéologie fonctionner ?

Oui, mais les gens là-dedans ? Comment les masses accepteraient-elles ce système qui n’offrirait plus la promesse du progrès et de la croissance de la consommation ? Les difficultés que rencontreront les Mansholt seront certainement plus idéologiques qu’économiques ou institutionnelles car l’idée de progrès n’était-elle pas le ciment idéologique de la société technicienne ?

Le thème du progrès et de la croissance est un facteur d’intégration sociale primordial. Il permet de faire accepter, au nom du mieux-être de demain, les injustices de l’actuel, qui n’apparaissent alors que comme les inconvénients nécessaires à une meilleure satisfaction future des besoins. L’idéologie de la croissance réalise la synthèse de deux notions : l’idée de mieux-être et l’idée de nécessité. L’idée de progrès, dont on nous imprègne dès l’école, c’est d’abord la seule compensation, la seule grandeur collective qui soit donnée à des hommes que l’on enferme dans des tâches microscopiques, infinitésimales. L’idée de progrès et de croissance est le ciment social de la société occidentale. Pas seulement à un niveau symbolique abstrait, mais très concrètement, tous les jours à un niveau très profond qui fait intervenir l’inconscient : le fils de paysan qui part à la ville pour devenir ouvrier ou CRS n’accepte aussi facilement de perdre sa maîtrise sur l’espace, son indépendance, que parce qu’il "avance" ainsi d’un cran, et qu’il laisse "en arrière" son père, devenu ainsi arriéré, renvoyé à sa mort prochaine (le progrès permet la mort symbolique du père).
Disparu le progrès de la consommation, qu’inventer comme ciment social de la société hiérarchisée ? Comment faire accepter les contraintes, le travail sans perspective de mieux-être, les nuisances et les obstacles de la ville géante ? Comment faire accepter la hiérarchie et l’inégalité ?

Spectacle et santé.

Le ciment social ne pourrait reposer que sur deux thèmes : le spectacle et la santé. D’abord, toutes les formes du spectacle depuis le spectacle télévisé, le sport, les jeux de hasard qui permettent de changer de position dans l’ordre hiérarchique. Le changement ne serait plus vécu comme progrès mais comme substitution, plus ou moins circulaire, comme la mode. Mais l’idée de progrès imprègne tellement nos idéologies que nous ne savons pas comment serait vécue une mode sans progrès, un loisir concentrationnaire qui ne se nourrirait pas de l’idée que l’an prochain on ira encore plus loin.
La survie, la santé, voilà la seconde marchandise que l’ordre capitaliste sans croissance pourrait proposer aux masses : "Nous allons vous permettre de vivre plus longtemps, nos savants y travaillent. Du calme, de l’attention, du contrôle, nos équilibres sont fragiles, l’écologie exige le contrôle, la prudence. »
Ce second thème permettrait d’asseoir une hiérarchie et de fonder les inégalités. Dans la société féodale, la hiérarchie était acceptée parce qu’elle était de droit divin, la violence et la volonté divine étaient liées. Dans la société bourgeoise technicienne, les succès de la production fondent la hiérarchie. Dans une société laïque qui ne promettrait plus la croissance de la consommation, seul le savoir peut fonder la hiérarchie. Mais le savoir était valorisé pour déboucher sur la technique et la production. La hiérarchie du savoir ne pourrait donc être fondée que sur une nécessité et une promesse : la nécessité de la survie exigeant un contrôle toujours plus délicat et raffiné ; la promesse d’une survie plus longue par l’amélioration de la nourriture, du cadre de vie, du seul point de vue de la santé (i.e. en dernière analyse du point de vue de la mort).

La société des services.

La société de croissance zéro que nous propose Mansholt, c’est la société des services remplaçant la société des usines et des magasins. Services toujours plus complexes et spécialisés, donnant le plaisir marchand spectaculaire et le soin, le spectacle et le plaisir pour la santé, la santé pour bouffer plus. Société supercontrôlée, superintégrée, on la sent se mettre en place. Voyez la multiplication des tâches de contrôle, des services, des bureaux, voyez le succès des journaux "médicaux", la passion maladive de soins, l’obsession de l’accident et la discussion des meilleures mesures supplémentaires de contrôle à prendre, l’accroissement démentiel des dépenses médicales. Et puis merde, lisez les journaux populaires : Le Parisien libéré du 10 mai : gros titre sur la pollution des océans, deux photos sur le spectacle. C’est peut-être dans Le Parisien libéré plutôt que dans L’Express que se dessine le monde capitaliste de demain.
Le monde de M. Mansholt n’a pas toutes les chances de son côté. Il faudrait, pour qu’il voit le jour, des mutations institutionnelles, idéologiques et politiques très délicates, bien difficiles à réussir. Mais si la probabilité de succès de ces technocrates est faible, le risque qu’ils nous font courir est immense : celui d’une société super-intégrée, une société du spectacle et du super contrôle au nom de la survie collective et individuelle, de l’écologie et de la santé. Bref, le fascisme écologique et sanitaire.
Impossible donc de nous mettre sous l’étendard du Zéro, symbole quantitatif, qui dit bien qu’il s’agit de maintenir cet ordre de la quantité et de la hiérarchie. Nous sommes les plus de vie, notre révolution écologique et libertaire vise à une société communiste pluraliste, pas à l’ordre. Il faut donc tracer très nettement une double ligne de démarcation : contre ceux qui nient le problème écologique, les partisans de la croissance à tout prix, les apôtres du système technicien ; contre les zéroïstes bourgeois, les apôtres du super contrôle pour la survie, les flics écologiques dont Mansholt est le signe avant-coureur.
Et cela en posant plus que jamais, nettement, au premier plan, à côté de notre souci de ne pas crever, notre désir de vivre.

Jean-Paul Malrieu