Bandeau
Fragments d’Histoire de la gauche radicale
Slogan du site
Descriptif du site
Le problème de la jeunesse (3)
{Bilan} n°14 - Janvier 1935
Article mis en ligne le 17 décembre 2016

par ArchivesAutonomies

Dans les précédents articles, consacrés à ce problème, nous avons essayé de définir, en fonction de la lutte prolétarienne, les conditions objectives qui règlent, dans un sens négatif ou positif, l’élan et l’impétuosité naturels de la jeunesse. Mais la signification d’un phénomène social, quelqu’il soit, n’apparaît pleinement qu’au travers de la réalité mouvante de l’histoire des luttes de classes. C’est pourquoi, dans le présent article, nous allons nous efforcer de traiter, sous cet aspect, le problème de la jeunesse.
Au fond, si l’on entend donner la signification sociale de la jeunesse prolétarienne, il faut remonter à cette période historique qui concrétise dans les faits l’activité déployée par les générations montantes de la bourgeoisie elle-même. En jetant un regard rétrospectif sur cette période, il nous sera, en effet, possible de démontrer que, si les mouvements de la jeunesse bourgeoise se fondent sur l’œuvre économique édifiée par leur classe, ils n’expriment pas une idéologie conforme à l’esprit de cette dernière et contiennent même en germe les prémices idéologiques qu’il faut au prolétariat pour abattre la domination capitaliste elle-même.
Les conditions qui ont présidé au développement de la bourgeoisie consistant surtout dans les fondements économiques conquis par elle, au sein de la société féodale et qui représentaient (sous la forme des comptoirs commerciaux, des manufactures et des banques), les organisations nécessaires pour son avènement comme classe dirigeante, permettent d’expliquer l’activité insignifiante de ses jeunes générations dans la vie politique, particulièrement pendant la période de formation du capitalisme. Même dans le domaine économique où elles étaient naturellement employées, elles sont reléguées à l’arrière-plan justement parce que ce domaine était, il va de soi, accessible seulement aux individus expérimentés et possédant les connaissances techniques nécessaires. Plus tard, lorsque l’influence de la bourgeoisie grandit à tel point que les féodaux recherchent son alliance et lui accordent, dans ce but, des concessions établissant en droit leur participation aux affaires publiques, même alors, il n’y avait que les éléments les plus représentatifs de cette classe qui s’élevaient à ces fonctions. Par conséquent, la formation des jeunes générations d’alors était surtout d’ordre pratique et consistait à les adapter progressivement aux nécessités du commerce et de l’industrie.
Quand, simultanément au renforcement de son activité économique, la bourgeoisie se donne une ligne politique, elle ne parvient pas encore à satisfaire au besoin du mouvement de sa jeunesse, pour la bonne raison que la diplomatie servile dont elle faisait usage était contraire à ce besoin. Les causes de cette politique molle et hésitante sont les suivantes : l’appareil productif actionné par la bourgeoisie crée des richesses dont elle bénéficie, mais qui nécessitent cependant des formes légitimes de propriété. Aussi s’efforce-t-elle de les faire reconnaître et légitimer par les institutions existantes. Mais, dès qu’on lui accorde un droit, aussitôt elle jure solennellement fidélité aux féodaux en témoignage de gratitude. Et si, parfois, il arrive qu’elle se révèle sous un aspect plus décidé et plus combatif, c’est presque toujours sous la contrainte et la pression des masses populaires. Celles-ci déjà écrasées sous le poids des exigences féodales voyaient, au surplus, s’avilir leurs conditions de vie et de travail dans la mesure où la contradiction entre le nouveau système productif et la réalité féodale s’accentuait. Elles se soulevaient alors contre les classes privilégiées.
Or, ces luttes, tout en étant en opposition avec la politique pratiquée par la bourgeoisie, la desservaient pourtant, puisque le contraste économico-politique de l’époque ne pouvait et ne devait avoir d’autre issue que la suppression de la domination féodale pour y substituer celle de la bourgeoisie. Pourtant, si elle se mêle et dirige quelquefois ces soulèvements, ce n’est pas pour donner l’impulsion exigée pour cette transformation de régime, ni davantage pour aider à la réalisation des réclamations des révoltés. Si elle agissait ainsi c’était dans le double but d’éviter de devenir elle-même l’objet du mécontentement des insurgés et de se tailler, en leur promettant son appui pour soutenir leur revendication auprès des féodaux, une popularité parmi les classes inférieures de la société. En réalité, par cette promesse, conditionnée d’ailleurs par la cessation des conflits en cours, elle réussissait à capter et diriger ces mouvements dans le sens qui convenait à sa politique de compromission et favorable, par conséquent, aux classes dominantes. Devant une telle situation, on comprend facilement que la jeunesse s’en va vers les centres actifs dont disposent les féodaux, afin d’y répandre leur trop plein d’énergie. L’armée de mercenaires était notamment un de ces centres, destinés à ce que l’on appelait les guerres religieuses qui étaient, en réalité, des guerres de conquêtes nécessitées par le rétrécissement des cadres territoriaux en rapport avec les possibilités nouvelles de l’économie. Comme les conflits intérieurs étaient, eux aussi, provoqués par des motifs religieux et l’armée étant évidemment du côté des classes conservatrices, la répression des soulèvements devenait en partie l’œuvre des jeunes bourgeois. Étant donné la diversité des couches sociales qui composaient les cadres militaires de l’époque, il n’est pas possible de discerner, de nos jours, dans quelle mesure ils accomplissaient cette fonction. Quoiqu’il en soit, il suffit de constater l’activité mercantile et diplomatique de la bourgeoisie en opposition avec le caractère aventureux et bruyamment actif de la soldatesque d’alors et de la fréquence des soulèvements que l’armée avait pour charge de mater, pour se rendre compte où allait le choix de la jeunesse et prouver que celle-ci, pas plus d’ailleurs que toutes les autres, n’échappe à la puissance attractive du mouvement, même s’il se situe nettement du côté de la réaction. Et aussi longtemps que la bourgeoisie ne se délimitera pas idéologiquement des autres classes de la société, aussi longtemps qu’elle ne sera pas forcée, par les remous sociaux, de conquérir la puissance politique, ses jeunes générations demeureront un simple appendice de classe, se mettant spontanément au service de la force sociale réactionnaire et qui, par l’intermédiaire de liens familiaux, continuera l’œuvre économique des vieilles générations, c’est-à-dire gérer et faire prospérer les richesses qui leur échoient plus tard par héritage.
Quoique cette dernière fonction soit réellement progressiste, il n’est pas moins vrai qu’elle était sérieusement entravée du fait que la jeunesse exerçait en même temps une activité au sein d’organismes constitués dans le but de maintenir au pouvoir la force sociale qui était un obstacle au libre épanouissement du nouveau mode de production.
Lorsque les progrès de l’industrie et du commerce atteignent un certain stade de développement, les institutions sociales de l’époque deviennent chaque jour plus insupportables non seulement aux masses populaires, mais aussi à la bourgeoisie. En effet, alors que les progrès de la technique nécessitaient des connaissances toujours plus considérables, elle voyait dans le clergé, influençant presque exclusivement les institutions et notamment les universités, l’obstacle principal à la satisfaction de ses nouvelles exigences. Elle lui déclare la guerre et les revendications qu’elle pose se heurtant directement à une fortification essentielle de la féodalité prennent un caractère nettement révolutionnaire. Ces attaques, il est vrai, étaient limitées par elle au domaine de l’activité culturelle, mais elles deviennent rapidement les objectifs dont s’inspirent les masses populaires. Dès lors, la jeunesse bourgeoise afflue en grand nombre vers les centres universitaires, afin de s’instruire pour se guider dans le domaine productif et subit deux influences convergeant vers ce même but : l’anéantissement du régime féodal.
D’un côté, la production scientifique philosophique et littéraire des penseurs qui élaboraient, sous l’influence des événements économiques et politiques de l’époque, les données idéologiques correspondant aux nouveaux besoins de la bourgeoisie industrielle, de l’autre côté la fréquence des soulèvements populaires impressionnaient puissamment les jeunes, d’autant plus que ces soulèvements s’inspiraient des idées de ces penseurs. Tels sont les changements qui s’effectuaient dans les esprits et qui ont permis la constitution, surtout au sein des universités - où la jeunesse intellectuelle se rassemblait en fort contingent et où la pensée nouvelle faisait école - des phalanges de jeunes étudiants révolutionnaires dont l’action héroïque diffère non seulement de celle des jeunes générations précédentes, mais qui était également en réaction avec les intérêts de la bourgeoisie, car elle représentait encore imparfaitement il est vrai les aspirations des masses ouvrières de cette époque.
Mais aussi peu conforme à l’esprit et à la politique de sa classe, il est incontestable que ces mouvements ne sont que le produit social et ont leurs racines dans les fortifications économiques d’abord, idéologiques ensuite, édifiées par la bourgeoisie et par ses penseurs au sein de la féodalité. Et pour ce qui est du contraste, il résulte du caractère même de l’économie. A ce moment-là les conditions requises pour la socialisation des moyens de production existent, mais le facteur social nécessaire pour cette opération : le prolétariat, n’était pas encore mûr pour l’accomplir.
Les mouvements de la jeunesse bourgeoise se caractérisent par un moment historique de transition. Ils coïncident, en effet, avec l’achèvement et le couronnement de l’œuvre économique de la bourgeoisie et avec les premiers efforts du prolétariat à rechercher les formes et le contenu idéologique indispensable pour pouvoir intervenir d’une façon indépendante dans l’arène politique, et cesser d’être un compagnon de route de la bourgeoisie comme il le faisait jusque-là.
Si l’on examine la première période du 19ème siècle, pendant la lutte de la bourgeoisie progressiste en Allemagne, en France, etc., contre la monarchie absolutiste, tampon entre les féodaux et la grosse bourgeoisie et entrave au libre développement des forces économiques, nous constatons que c’est surtout les jeunes étudiants qui alimentent les détachements d’avant-garde de cette époque. En Allemagne, dès 1815, surgit parmi les intellectuels et les étudiants un mouvement illégal tendant à la constitution de l’unité allemande et dont le but était de répandre la culture et l’instruction parmi le peuple. Metternich et les gouvernants allemands soumirent à une furieuse répression ce mouvement et, en particulier, les cercles d’étudiants qui, par après, se transformèrent en des organisations révolutionnaires. En France, pendant les premières années consécutives à la révolution de 1830, les sociétés révolutionnaires sont composées principalement d’étudiants et d’intellectuels. En Russie, les étudiants jouent un rôle très important dans la lutte contre l’absolutisme tsariste.
Dans les pays où la bourgeoisie pu s’incorporer dans l’État sans traverser de puissantes tempêtes révolutionnaires, ces mouvements stimulent non la formation de cercles d’étudiants révolutionnaires mais l’élévation du mouvement ouvrier à la vie politique. En effet, lorsque leur classe, par crainte du prolétariat, freina et pactisa avec la réaction absolutiste, en France, en Allemagne, etc., les meilleurs éléments de la jeunesse bourgeoise, imprégnés d’un vibrant idéalisme révolutionnaire, continuèrent leur chemin vers la nouvelle classe progressiste : le prolétariat. C’est ainsi, par exemple, que Marx et Engels, directement issus de cette fraction conséquente de la jeunesse bourgeoise, deviennent les compagnons les plus dévoués du prolétariat international à qui ils apportent un matériel idéologique très appréciable dans une période où les forces intellectuelles étaient fort rares au sein du mouvement ouvrier.
Dans le douloureux et sanglant développement du prolétariat, la jeunesse ouvrière a joué un rôle important seulement au moment des progrès du mouvement ouvrier et des multiples grèves qui déferlaient dans les grandes métropoles. Mais cette activité se déployait non dans le sens d’une clarification théorique mais surtout dans celui du stimulant de l’action directe contre l’ennemi. Le prolétariat ne devient réellement conscient de son existence, de sa force et de sa tâche que dans la mesure où il parvient à s’organiser et construire son parti de classe et il se fait que cette organisation est la tâche la plus pénible, la plus douloureuse à réaliser. Le problème de cette organisation prolétarienne s’est posé seulement après que les travailleurs, notamment ceux d’Angleterre, eurent fondé les organisations qui correspondaient à leurs aspirations élémentaires : les syndicats, les coopératives. Mais la construction du parti dépasse largement l’horizon d’intérêts localisés à la profession et à la vie quotidienne du prolétariat. S’il se conditionne sur ces bases, il essaye surtout de valoriser les réactions immédiates et la force numérique des ouvriers pour donner, en fin de compte, aux prolétaires la conscience des tâches dont la réalisation est la condition de l’émancipation de tous. Classe économiquement progressiste, elle seule réalise dans l’histoire la pensée unitaire d’une société, le communisme, par la gestation de sa conscience au sein du parti. Ce dernier valorisant le nombre et donnant une cohérence aux réactions spontanées produites par les organisations de masses, les syndicats, réalise grâce à cela une conscience supérieure et unitaire, donc programmatique et tactique, au travers de l’élaboration de données idéologiques. Cette conscience progresse ou rétrograde dans la mesure où la lutte ouvrière s’amplifie, se calme, s’atténue. La formation du parti s’est posée sous la forme concrète que l’expérience a donnée aux trois Internationales lesquelles, dans trois périodes différentes, ont représenté les aspirations et la conscience des travailleurs du monde entier.
Pendant la période qu’a vécue la création de la Première Internationale, on peut déjà tracer d’une façon précise l’influence réciproque existante entre la jeunesse prolétarienne et les couches conscientes du prolétariat organisé au sein des groupes d’avant-garde. A ce moment, le prolétariat possède des organisations telles les Trade-Unions en Angleterre, les coopératives en France. Au surplus, des penseurs comme Fourrier, Saint-Simon, Owen et d’autres encore s’efforcent de résoudre, à l’aide de différents plans, l’antagonisme existant entre exploités et exploiteurs. Quand la Première Internationale apparaît, plusieurs conceptions sociales de luttes prolétariennes sont en présence, se substituant à celles de ces utopistes qui, eux, n’envisageaient que l’adaptation au régime. Blanquisme, anarchisme et enfin le marxisme déterminent les contours idéologiques de l’Internationale. Cependant la lutte qui dresse l’un contre l’autre Bakounine et Marx ne représente alors, à aucun moment, l’opposition entre une tendance extrémiste et une tendance opportuniste mais fut surtout l’expression de l’immaturité des travailleurs et, d’une façon plus précise, le résultat idéologique des rapports économiques existant entre les masses petites-bourgeoises dépossédées et le prolétariat en formation. Mais on constate, d’autre part, que les courants qui trouvent des adeptes parmi la jeunesse sont surtout le blanquisme, l’anarchisme, étant donné leur caractère de violence et les généralités théoriques dont ils s’inspirent.
Tandis que Marx et Engels restent sans aucune influence parmi les étudiants révolutionnaires d’alors et à plus forte raison parmi la jeunesse ouvrière vivant dans le dénuement le plus complet et illettrée dans sa grande majorité. C’est seulement à partir du moment où ils entrent en relation avec les courants blanquistes et marxistes que leur théorie trouve un certain écho parmi ces jeunes étudiants.
Mais, par sa création même, la Première Internationale établit définitivement les principes de la lutte organisée et internationale du prolétariat et prépare les conditions nécessaires pour que, dans la période ultérieure, le mouvement de la jeunesse prolétarienne puisse former et exercer une activité spécifique. Les incidents qui eurent lieu au Congrès de l’Internationale tenu à Genève en 1866 montrent, à notre avis, que cette assemblée était absorbée toute entière par les problèmes fondamentaux, l’émancipation du prolétariat et, par conséquent, en dehors des préoccupations pratiques de la jeunesse. Riazanov relate, dans son livre « Marx et Engels » que ce Congrès débuta par un scandale. De France étaient arrivés, outre les proudhoniens, des blanquistes qui prétendaient participer aux travaux du Congrès. Presque tous étaient des étudiants très révolutionnaires... Quoique n’ayant aucun mandat, ils faisaient plus de tapage que tout le monde. En fin de compte, on les expulsa rudement. A ce Congrès, il fut cependant question de la jeunesse. Une thèse de Marx en parlait laquelle fut d’ailleurs adoptée sans amendement. On y disait notamment que « la tendance de l’industrie contemporaine à faire collaborer les enfants et les adolescents des deux sexes à l’œuvre de production sociale était une tendance progressiste, saine et légitime, quoique, sous la domination du capital, elle se transforma en un horrible fléau. Dans une société rationnellement organisée, d’après Marx, tout enfant, à partir de l’âge de 9 ans, devait être un travailleur productif. De même aucun adulte en bonne santé ne pouvait se dérober à l’accomplissement de cette loi de la nature : travailler pour avoir la possibilité de manger et travailler non seulement intellectuellement mais aussi physiquement ». Nous parlerons plus loin des différentes positions revendiquées au sein du mouvement ouvrier à ce sujet. Pour l’instant, contentons-nous de voir, dans cette énonciation, le contenu essentiel des mouvements de jeunesse qui fleurissent plus tard dans la Deuxième Internationale.
Que la Première Internationale n’ait pas rencontré la sympathie de la jeunesse ouvrière, qu’elle se soit même écroulée, la faute en est à la situation de l’époque faisant de cette Internationale une organisation possédant des génies comme Marx et Engels mais ne contrôlant pas encore des masses prolétariennes considérables et déployant son activité principalement dans l’élaboration des données idéologiques sur lesquelles s’appuya l’action prolétarienne dans la nouvelle situation. De la formation de la Deuxième Internationale résultent deux phénomènes importants pour expliquer le succès qu’elle pu remporter parmi la jeunesse ouvrière. Avant tout elle représente la consécration du marxisme en tant que méthode de lutte du prolétariat et elle popularise cette doctrine. En second lieu elle permet au prolétariat de devenir une force sociale numériquement puissante en l’organisant au sein des syndicats ; et, s’appuyant sur l’héroïsme des travailleurs tombés, dans le passé, pour la cause du prolétariat, elle remplit dès lors les conditions d’attraction réclamées par la jeunesse ouvrière. Mais il y a cependant dans cette Internationale une action spécifique des jeunes dont il faut examiner, ici, les bases.
Jusque là on ne pouvait parler d’un mouvement de jeunesse ouvrière ayant des tâches et des organisations propres. C’est seulement quand la lutte ouvrière passe de la spontanéité à l’action concertée et systématique et que les programmes s’affrontent et les luttes idéologiques s’engagent, que la jeunesse socialiste s’affirme sur la tendance à l’autonomie qui semble devoir représenter le lien de continuité des traditions révolutionnaires étouffées par l’opportunisme.

HILDEN

(La suite au prochain numéro)