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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Guerre d’Irak 2003 : La guerre dans tous ses états
Oiseau-tempête, N°10, Printemps 2003, p. 25-30.
Article mis en ligne le 25 septembre 2016

par ArchivesAutonomies

Si lors de la première guerre contre l’Irak tout le monde se devait d’être au côté des américains, les conflits d’intérêts entre divers pôles capitalistes ne manquent pas, depuis, de se faire jour. On les retrouve selon les conflits, en Somalie [1], au Kosovo [2], etc.
L’objectif réel du 11 septembre n’est certainement pas de raser les Etats-Unis. Par contre, le réel pouvoir visé est celui en place dans le monde arabe,et en Arabie Saoudite en particulier. Issus de la classe bourgeoise ou moyenne,les groupes terroristes ou d’opposition sont des tendances concurrentes au sein de la classe dirigeante arabe. Ce qu’ils réclament, c’est le remplacement ou le partage du pouvoir et de ses dividendes. Rien de sensationnel à dire cela, d’autres ont déjà souligne la nature des protagonistes : "Mais les groupes qui agissent, eux, sont tout sauf le fruit de la pauvreté et, en aucun cas, ne sont manipules par elle. (...) Ils sont eux-mêmes fils de la mondialisation, a la faveur de laquelle ils se déplacent sans encombre du Yemen à la Floride.", ou leurs objectifs réels : "Personnellement, je ne crois pas que les terroristes entretiennent l’illusion de pouvoir réduire la puissance américaine à néant. (...) A mon sens, leur véritable objectif est de renverser les gouvernements modérés du Golfe, l’Arabie Saoudite et les Emirats en premier lieu. Les terroristes constituent une classe dirigeante de rechange qui se propose de conquérir le pouvoir dans la zone pétrolière." [3]
On a pu voir les Etats français, allemands et russes mettre des bâtons dans les roues de la politique de l’administration américaine. C’est la France et la Russie qui depuis dix ans extraient le petrole en Irak. Au travers des concurrences inter-capitalistes au sein des pays riches, et face aux pays du Sud, se dessine le contrôle d’un plus grand nombre de zones sur cette planète, pour que le développement se fasse pour et sous le leadership actuel.
Ce ne sont pas des scenarios complotés savamment dans de cossus bureaux, mais la dynamique même de ce monde. Un perpétuel chaos, un enchevêtrement de contradictions, conflits d’intérêts, strategie de développement, pressions, besoins, idéologie etc. Bien sûr, il y a de nombreuses bureaucraties qui vivent de ce système, et semblent le contrôler (Etats, OTAN, FMI...). Leur fonction et nature est de s’adapter aux évènements.
Nous n’avons donc pas affaire à un empire, omnipotent et conquérant. Un empire construit des routes de son centre à ses périphéries, tente d’imposer une homogénéité à son territoire. II n’y a plus de territoires à conquérir, mais des zones à contrôler. Dans le but, non pas comme des terres vierges, ou hostiles, à découvrir et soumettre, mais plutôt pour s’assurer que le développement à venir sera le même modèle que celui du leadership actuel. En cela, toutes les grandes puissances se retrouvent. D’où le semblant d’homogénéité lors de la première guerre du Golfe, en Somalie, dans les Balkans... Même si, bien sûr, de vives concurrences se jouent pour le partage des zones d’influence. Différentes formes de gestion et de développement du Capital s’affrontent, comme pendant la guerre froide, où deux modèles capitalistes s’opposaient frontalement. Aujourd’hui, plus crûment, des modèles capitalistes se concurrencent, sans la chimère d’une vraie fausse alternative.
Pour autant, les grandes stratégies se diluent dans la gestion quotidienne. Après le tour de force dans le pays des taliban,et la mise en place d’un Karzai, quid de l’Afghanistan ? Le pays n’est en rien tenu par les Américains, la vie de la population est sûrement aussi peu enviable que sous le régime des taliban et la question pour l’armée américaine semble être, comment partir d’Afghanistan ? Pourtant, les questions stratégiques de l’Asie centrale restent entières (ressources naturelles en gaz et en pétrole, traces de pipelines, jeu politique face à la Russie, l’Iran, la Chine... [4]), mais ces questions sont peut-être remises à demain, coincées entre deux bureaux,ou en stand-by tactique,l’histoire nous le dira.
Si les Etats et les grands groupes capitalistes font des études stratégiques sur 30 ans, les administrations, et l’administration américaine la première, sont contraintes aussi de naviguer à vue. Elles sont tout aussi tributaires des revirements du marché, elles tentent alors uniquement de confiner le développement capitaliste dans leur schéma.

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La guerre nouvelle

La guerre - au double sens de conflit armé et d’état de guerre - joue désormais un rôle nouveau dans le monde capitaliste.
Après la guerre du Golfe (1991), un cycle de conflits a commence : Kosovo-Yougoslavie (1999) ; Afghanistan (2001) ; Irak (2003). Ces conflits peuvent s’analyser comme une guerre tournante à l’échelle mondiale, dont le but est de procéder au remodelage géostratégique de régions sensibles en mettant la main sur des sources d’énergie et leurs voies d’acheminement, en contrant des rivaux économiques et en conjurant des menaces militaires. Le théâtre des opérations se déplace selon les intérêts capitalistes : européens et américains au Kosovo, principalement américains en Irak. Les prétextes avancés sont de plus en plus minces, depuis la guerre juste du Golfe (invasion du Koweit), en passant par la guerre humanitaire au Kosovo (épuration ethnique), jusqu’à l’expropriation des puits de pétrole irakiens. La Maison blanche a cru que Le 11 septembre lui fournissait un joker valable indéfiniment et en tous lieux : le terrorisme. La résistance à la guerre, y compris aux Etats-Unis, et malgré l’émotion soulevée par les attentats de New York, montre que le calcul de l’équipe Bush était sans doute trop optimiste.
Cependant, et même si la guerre tournante connait des rates et des incertitudes politiques (comme en Irak) l’état de guerre permanent, encourage par la Maison blanche, est mis en place dans le monde entier par des politiciens libéraux, social-démocrates ou staliniens.
Des lois d’exception réservées aux périodes de guerre entrent dans le droit démocratique et deviennent la règle du temps de "paix". Les conversations téléphoniques, les courriers électroniques peuvent être écoutés et contrôlés à l’échelle de la planète. Le Président des Etats-Unis se vante désormais de commanditer des opérations secrètes et des meurtres ; il détient sans garantie des milliers de personnes,dont de nombreux étrangers. L’Union européenne a elle-aussi saisi l’occasion du 11 septembre pour entamer une reforme sans précédent de la législation pénale, qui permettra notamment de qualifier de "terroriste" et de réprimer comme tel tout acte de contestation sociale : manifestation violente, occupations, délits d’opinions (encouragement à la violence, etc.). En France, dans la continuité de la loi Sécurite quotidienne promulguée par le gouvernement du premier ministre Jospin, le parlement réuni en Congrès en mars 2003 a modifié la Constitution pour permettre l’adoption du mandat d’arrêt européen. Sécuritaires de droite et sécuritaires social-démocrates ont jeté les bases d’une procédure nouvelle qui permet l’extradition des nationaux vers un autre pays de l’Union, supprimé le recours administratif et l’exceplion des infractions politiques [5]. C’est ce que Colin Powell, secrétaire d’Etat américain, appelait, devant le Conseil de sécurite des Nations unies "tisser la lutte antiterroriste dans la toile même de nos institutions nationales et internationales" [6]

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Guerre et mondialisation

Outre des objectifs énergétiques et géostratégiques "classiquesé (gisements de pétrole, corridors de circulation), la guerre tournante a l’échelle mondiale permet de tenir en respect ou de réduire des Etats qui ne se trouvent ni sous le contrôle des USA ni dans la zone d’influence européenne, lorsqu’ils maitrisent ou sont sur le point de maitriser des technologies avancées, qui peuvent presque toutes servir a fabriquer les dites "armes de destruction massive" et qui en font surtout des menaces économiques et militaires.
Par ailleurs, des responsables capitalistes rejoignent les démocrates critiques pour tirer une sonnette d’alarme : la mondialisation, inhérente au mouvement même du capital, a des effets pervers qu’il devient urgent de contrôler. L’état de guerre permanent décrète sur la planète entière fournit des moyens de contrôle informationnels, économiques et policiers qui permettent à la fois de contenir les mouvements antimondialisation, lorsqu’ils ne s’enferment pas eux-mêmes dans une opposition réformiste-propositionnelle, et de réguler la mondialisation.
Richard Haas, du Département d’Etat américain, s’inquiète de voir la souveraineté des Etats-Unis mise en cause par "tous les liens et interactions politiques, économiques, sociaux et culturels qui raccourcissent les distances et rendent les frontières traditionnelles plus perméables.". II attire l’attention sur la nécessite de contrôler les flux migratoires et d’atténuer "l’impact déstabilisant des flux financiers rapides" [7].
Le vice-amiral Jacoby directeur de l’Agence de renseignements de la défense (Défense Intelligence Agency) confirme l’analyse : "Dans de bonnes conditions, la globalisation peut être une force très positive, fournissant le contexte politique, économique et social pour un progrès soutenable. Mais dans des zones incapables d’exploiter ces avantages, elle peut laisser un grand nombre de gens apparemment plus démunis ; exacerber les tensions locales et régionales, augmenter les perspectives et potentialités de conflit, et renforcer ceux qui voudraient nous faire du mal." [8] On peut trouver des analyses similaires à la CIA et au FBI : dans la mondialisation, tout va trop vite ; la Situation nous échappe, fournit des armes a nos adversaires et en fabrique de nouveaux.
Cet état d’esprit s’est traduit par des décisions "spontanées", telle celle annoncée par l’Association américaine pour l’avancement des Sciences, qui regroupe les principales revues scientifiques : les articles, notamment dans le domaine de la biologie, seront examines non plus du point de vue de leur seul intérêt mais modifiés ou simplement censurés s’ils risquent d’apporter des informations à d’hypothétiques terroristes. C’est ce que le rédacteur en chef de la revue Science appelle "établir des ponts entre les communautés de la recherche et de la sécurité". Déjà entre le 11 septembre 2001 et janvier 2002, plus de 6 500 documents scientifiques ont été retirés des bases de données publiques.
Applaudi également à Porto Alegre et à Davos, le président brésilien Lula da Silva a incarné le rapprochement souhaité par beaucoup de décideurs, de politiciens, et de militants réformistes entre le mouvement "altermondialiste" et les gestionnaires capitalistes. "Les deux forums ne pourront pas s’ignorer éternellement. Nous devons tout faire pour nous parler, intégrer les deux visions ; comme parviennent à le faire quelquefois syndicats et patrons." [9] Dans le même temps, à Porto Alegre, la Fédération internationale des droits de l’homme réfléchissait au contenu altermondialiste du slogan de "la régulation de l’économie par le droit", proposant notamment la création d’une Cour économique internationale qui lutterait contre les crimes économiques et sociaux (sic). Mondialisation policière et répression éthique, voilà le Programme des droidelomistes et d’Attac. Gageons que les Etats-Unis accepteront tous les moyens de surveillance policière qu’implique ce nouveau gadget, en s’arrangeant pour en épargner les conséquences fâcheuses aux patrons américains. Ainsi, état de guerre et bons sentiments se conjuguent dans un mouvement paradoxal qui ne profite qu’au Capital.

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Dépenses guerrières et fissures dans l’Union nationale

Depuis quelques années, l’économie nord-américaine est en récession. La rentabilité est en baisse, l’investissement productif stagne, la bulle spéculative a éclaté, le chômage s’accroit rapidement, les fragiles systèmes d’aide sociale sont demantelés les uns après les autres, le niveau des inégalités sociales rejoint celui du début du XXe siecle. C’est dans ces circonstances que les Etats-Unis se sont engagés dans une guerre au coût vertigineux et aux conséquences imprévisibles.
Répéter inlassablement que le capitalisme est un système intrinsèquement violent, des rapports sociaux d’exploitation à la guerre, est une base minimale mais insuffisante. Depuis la chute du mur de Berlin, l’état de guerre permanent apparait comme le seul horizon international et amène à revoir le rapport entre guerre et crise.
Pour la classe capitaliste nord-américaine, le besoin de profits est une question centrale. La fraction réactionnaire qui détient actuellement le pouvoir politique propose une réorganisation du monde dans laquelle le contrôle militaire des zones pétrolières du Moyen-Orient permettrait aux circuits financiers nord-américains de faire main basse sur la rente pétrolière. Si le pétrole est une matière première essentielle à la production capitaliste, le contrôle direct sur cette source d’énergie n’est cependant pas la principale motivation de cette guerre, de même que l’accès à cette ressource n’est pas la "solution miracle" à la crise économique. II s’agit d’abord pour les États-Unis de contrôler les réserves présentes dans cette région afin d’en empêcher l’accès à leurs concurrents économiques actuels (Europe, Japon) et futurs (Chine).
La caractérisation de la phase actuelle du capitalisme implique de revoir les schémas qui se sont alors vérifiés. La crise de rentabilité et l’essor spéculatif favorisent l’apparition, au sein des classes dirigeantes, d’une vision à court terme, peu préoccupée par la marche globale du système. "L’illusion bourgeoise de la maîtrise se concrétise dans le recours constant à des moyens militaires sur le plan international et policiers sur le front domestique, tout en laissant le retour de la prospérité à la merci du pouvoir quasi divin du consommateur" [10]. Les grandes guerres ont permis de relancer l’accumulation capitaliste par les dépenses militaires et par les investissements engages dans la reconstruction. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’évolution récente contredit ces attentes. Ainsi, dans un premier temps, les dépenses militaires peuvent soutenir certains secteurs, tout en accélérant la crise d’autres secteurs. Mais ce qui demeure prioritaire, c’est le transfert de la richesse vers la minorité capitaliste au pouvoir.
D’autre part, s’ils représentent une étape quasi systématique à la suite des conflits, les contrats de reconstruction ne motivent pas en eux-mêmes le déclenchement de la guerre, et ce d’autant moins que les ressources de la reconstruction font aussi l’objet de détournements à "usage privé". Les Balkans sont une région où cette reconstruction post-guerre aurait eu un sens capitaliste. Ce fut le cas pour les régions périphériques (Croatie et Slovénie) désormais intégrées dans l’espace économique européen. Pour le reste, en-dehors de quelques infrastructures nécessaires à la domination géopolitique et à la formation de personnels d’Etat - les territoires ne semblent pas remplir les conditions de production de profit et la plupart des financements destinés à la reconstruction ont atterri dans des banques suisses.
Séparer l’état de crise du capitalisme de la guerre est aussi peu credible que la justifier au nom de references bibliques ! L’attitude vis-à-vis de la guerre est indissociable des circonstances sociales engendrées par la situation economique, aux Etats-Unis comme en Europe. Sauf quelques exceptions, les mobilisations anti-guerre n’ont pas contesté le caractère de classe du système. Pourtant, la comparaison avec la guerre du Vietnam, dans les années 70, est éclairante. Cette fois-ci, aux États-Unis, les réactions de "patriotisme ouvrier" contre les manifestations anti-guerre ont été peu visibles et la logique de guerre a été particulièrement rejetée par les prolétaires les plus pauvres, les Hispaniques et les Noirs,dont les enfants constituent 40 % des troupes. La popularité du mot d’ordre "Pas de sang pour du pétrole" a exprimé cet état de conscience : les intérêts de cette guerre ne sont pas ceux des classes pauvres touchées par la rapide dégradation des conditions de vie.
Des lors, le lien entre le coût de la guerre, l’appauvrissement social et les mobilisations anti-guerre, peut s’affirmer encore plus. Les précédentes phases de la guerre permanente furent majoritairement financées directement par les "alliés" des États-Unis, l’Europe et le Japon (à hauteur de 80 % lors de la première guerre en Irak). Or, certains d’entre eux campent désormais sur une opposition qui exprime à la fois la défense de leurs intérêts capitalistes dans la région et leur difficulté économique à assumer les coûts de l’après-guerre. Aujourd’hui, le seul moyen envisageable pour financer la guerre est la poursuite de l’augmentation du déficit nord-américain que les États-Unis font payer aux grands pays industriels. Le rapport conflictuel entre les grands pays capitalistes de même que la position dominante des États-Unis se trouvent ainsi mis en évidence.
La négociation du partage des ressources pétrolières est inscrite dans ce conflit : quoi qu’il arrive, les États-Unis pourront difficilement assumer seuls l’administration de ces zones et de leurs populations. La faiblesse de la puissance américaine réside notamment dans cette incapacité. Envisager que les coûts de la guerre et de l’après-guerre reposent sur le seul budget nord-américain, c’est considérer comme probable l’accélération des conflits sociaux aux États-Unis. La jonction entre l’opposition à la logique de guerre permanente, les révoltes sociales et les grèves ouvrières devient un horizon plausible.
Ces contradictions internes sont le reflet de celles que connaît l’Europe. Les budgets de l’armée sont en progression parallèle à ceux des de la sécurité intérieure alors même que la situation sociale devient de plus en plus conflictuelle (licenciements massifs, appauvrissement des chômeurs, réforme des retraites...). En France et en Allemagne, la propagande d’union nationale contre la guerre, associée aux politiques de répression,remplissent la même fonction que la propagande en faveur de la guerre et contre le terrorisme aux États-Unis : faire accepter aux exploités leur condition. Jusqu’à quand ? C’est dans la forme que prendra la résistance à deux aspects d’une même réalité - la guerre et la crise économique - que réside le frein potentiel à la logique guerrière du système.

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Économie de crise et patriotisme économique

Les trois premières économies de la planète, Japon, USA et Allemagne, sont en récession. Deuxième économie mondiale, le Japon est en crise depuis désormais plus de dix ans ; aux USA, la récession. a commencé à se manifester en début 2001, donc bien avant les attentats du 11 septembre. Elle a vite gagné l’autre côte de l’Atlantique et durement frappé la première économie de la zone euro : l’Allemagne. Tel est le contexte économique dans lequel se produisent les attentats de New York. Ils s’attaquent au symbole du pouvoir économique américain à l’heure où il sort d’une phase d’expansion de presque dix ans. Rien d’étonnant, donc, si Wall Stréet réagit avant même le Pentagone.

Acte I - "Consommez pour sauver la démocratie !"

Au lendemain de l’attaque, l’ensemble du "monde libre" s’est engagé pleinement dans le sauvetage de l’économie américaine, seul et véritable symbole de la résistance démocratique à la "barbarie terroriste". Dans un élan de patriotisme économique, toute la population a été conviée à donner sa contribution. L’un des symboles du patriotisme de guerre le plus emblématique a été exhumé, les war bonds, devenus aujourd’hui Freedom Acts Bonds. Selon un responsable du ministère des Finances : "ces titres sont seulement un moyen supplémentaire pour les citoyens de manifester leur soutien à la guerre contre le terrorisme" [11]. Il s’agit évidemment d’une mesure de propagande. Le gouvernement n’a nullement besoin de l’épargne des Américains pour ramener le budget de la défense aux niveaux de l’époque Reagan et de son bouclier spatial. D’ailleurs, tout le monde s’accorde pour dire que dans la conjoncture économique actuelle, il ne faut surtout pas que les Américains épargnent au lieu de consommer. Peu importe que l’endettement des ménages se situe à 60, 70 ou 80 % de leur revenu, dans les moments de crise, il faut faire une preuve de confiance patriotique. Retourner au boulot, produire et consommer comme si rien ne s’était passé est la manière la plus éfficace pour combattre le jeu des terroristes, martèle sans cesse la Maison Blanche au lendemain des attentats. Même leitmotiv de ce côte de l’Atlantique : "Ce que veulent les terroristes, affirme le ministre des Finances Fabius, c’est déboussoler nos comportements et déformer notre vision de la réalité" [12]. Beaucoup moins nuances sont les propos de Silvio Berlusconi, qui exhorte explicitement tous les Italiens à consommer pour aider le pays à surmonter une conjoncture économique difficile et même à travailler au noir s’il le faut ! Mais pour consommer il faut avoir un boulot, ce qui devient de plus en plus difficile en Italie, comme aux USA, en France ou en Allemagne. Le noble exercice du patriotisme économique n’est pas à la portée de tous !

Acte II - "Consommez pour sauver votre emploi !"

Moins de deux ans après le 11 septembre, l’exhortation à consommer davantage fait moins appel à la confiance patriotique qu’a la menace du chômage. En s’adressant aux Français, le ministre du Budget Alain Lambert leur explique que "la consommation, c’est la meilleure garantie pour votre emploi" [13].
Les milliards de dollars versés ces deux dernières années au contribuable américain à titre de baisse d’impôts, pas plus que les politiques de crédit quasi gratuit menées par les banques centrales des pays les plus industrialises n’ont pu sortir l’économie mondiale de la crise. En réalité, nul ne croit que les dépenses des ménages pourraient faire redémarrer la croissance. Pas un pays ou un secteur d’activité qui ne soient affectes par des restructurations. Le capital est en crise de rentabilité, la production industrielle baisse, les entreprises surendettées réduisent les investissements et coupent ce que, dans le jargon de l’entreprise, on appelle "les coûts maîtrisables", c’est-à-dire, la force-travail [14]. Mais jusqu’à quel point la force-travail est-elle maîtrisable ?
Metaleurop, Daewoo, ACT Manufacturing, Matra Automobile, Arecelor, Air Lib, Noos, Grimaud Logistique : la liste de fermetures d’entreprises et de suppressions d’emplois ressemble à un bulletin de guerre, même si Raffarin préfère l’expression "accidents économiques douloureux". Pour les licenciés, les chances de retourner à l’emploi sont très faibles voire nulles pour ceux dans la mauvaise tranche d’âge ou ceux peu ou pas qualifiés. Ils iront grossir le nombre des chômeurs de longue durée. Ces deux dernières années, le nombre de chômeurs indemnisés a augmenté vertigineusement. Dans la seule région du Nord-Pas-de-Calais, 50 % du revenu de la population provient de la protection sociale. II est clair que cette situation ne peut pas se prolonger à l’infini, d’autant plus que le nombre de chômeurs est destiné à s’accroitre. Schröder le sait bien qui prépare un traitement de choc aux 4,7 millions de chômeurs allemands suspectés de préférer les allocations au boulot. La réduction des indemnisations et des prestations couvertes par l’assurance santé obligatoire devrait les faire changer d’avis. L’objectif est de réduire le coût du travail, à l’origine de la chute des embauches et de la progression du travail au noir.
En France - selon les sondages - la majorité des salariés et des fonctionnaires seraient favorables à l’alignement de la durée de cotisation du public sur le prive. La rhétorique gouvernementale aurait-elle réussi à les convaincre qu’il faut travailler davantage ou bien la peur et l’incertitude face à l’avenir les pousse-t-elle se replier sur des positions en recul par rapport aux conditions actuelles ? "On était très unies ; maintenant il n ’y a plus rien. Plein de collègues se sentent seules comme moi, mais on n’arrive pas à se retrouver, même pour une soirée", se plaint une ancienne salariée de Moulinex [15]. Alors que les conditions de vie se détériorent chaque jour, les gens se replient sur eux-mêmes, paralysés par la peur de perdre leur boulot, leur retraite, de voir démantelé le peu de système social encore debout. Détournant l’attention de l’opinion publique vers l’extérieur, la guerre semble pour le moment renforcer cette tendance au lieu de l’inverser. Cela est particulièrement vrai pour la France et l’Allemagne dont les "engagements pour la paix" ont engendré un climat d’unité nationale autour de leurs gouvernements respectifs. On a là tout ce qu’il faut pour entretenir l’opinion publique avant, pendant et peut-être après la guerre.

Acte III - "Consommez contre nos ennemis !"

L’un des problèmes de la France depuis quelque temps semble être la montée du sentiment anti-français aux USA, son principal partenaire commercial en dehors de l’Union européenne. On s’inquiète cependant modérèment des mesures de rétorsion économique proposées par certains parlementaires républicains et de la multiplication des appels au boycottage des produits français. Déjà accoutumé à exprimer par l’achat l’intérêt national, le consommateur américain pourrait s’en prendre au Camembert et au Champagne pour punir les alliés ingrats. Le tabloid New York Post propose la préférence nationale : "Arrêtons de consommer du vin, de l’eau minérale et du fromage de France. La même chose pour les Allemands. Si vous êtes riches, vous n’avez pas besoin d’une Mercedes-Benz, achetez une Jaguar, une Cadillac ou une Lincoln. Si vous n’êtes pas riches, vous n’avez pas besoin d’une Volkswagen, une Ford sera aussi bien" [16]. Cette solution présente le double avantage de porter atteinte aux intérêts économiques des alliés traîtres et de soutenir l’économie nationale, elle est donc doublement patriotique. Quant à ceux qui ne peuvent s’acheter ni Champagne ni Mercedes-Benz, faute de pouvoir s’exprimer en consommateurs, qu’ils se taisent.

Acte IV - "Consommez pour la paix !"

Moins chauviniste, le consommateur citoyen, lui, dépense pour la paix. Proposant de boycotter MacDonald et Coca-cola, il exprime sa colère face à l’attitude va-t’en-guerre de l’oncle Sam. II y a pourtant quelques petits détails à discuter ; avec Coca-cola, faudrait-il boycotter l’eau Vittel, les deux boissons appartenant au même groupe ? L’un des inconvénients de l’économie globalisée est qu’elle brouille parfois les repères des consommateurs. Et pourtant, à bien y regarder, on s’aperçoit que le plus souvent les entreprises ont une identité nationale bien définie, comme les compagnies pétrolières françaises, russes et chinoises qui ont signé des contrats d’exploration-exploitation avec le régime irakien. Le consommateur averti réalise alors que les trois paladins de la paix ne sont peut-être pas totalement désinteressés. II comprend que la vision différente de l’ordre et des relations internationales que Chirac oppose à l’offensive stratégique d’outre-Atlantique se réduit finalement à un conflit d’intérêts intercapitalistes.
Les boycottages et les rétorsions économiques brandis d’un côte et de l’autre de l’Atlantique, en soi déjà ridicules, apparaissent grotesques si compares à l’embargo, réel cette fois-ci, qui pèse sur l’lrak depuis désormais plus de dix ans. Dans ce cas au moins, l’initiative n’aurait pas été laissée au citoyen-consommateur (sic), ce sont les Etats qui ont impose l’isolement total du pays. La première guerre du Golfe avait fait de la population civile sa cible principale, l’embargo qui s’ensuit a achevé l’oeuvre. Mais l’Irak ne pouvait pas rester isolé trop longtemps, ses 112 milliards de barils de réserves toujours inexploités sont trop appétissants.

Suite

La guerre à peine déclenchée, la France a d’ores et déjà déclaré qu’elle n’accepterait pas un protectorat américano-britannique sur l’Irak. Entre-temps, les Irakiens continuent de se prendre des bombes dans la gueule. L’Union européenne, ravie des progrès faits par la Turquie dans le respect des droits de 1’homme, lui livre quelques milliards d’euros pour remplir plus rapidement les conditions posées à l’entrée dans "le club exclusif". Parmi celles-ci, l’interdiction d’entrer avec ses troupes au nord de l’Irak. Entre-temps, à Toulouse, trente-et-un sans-papiers kurdes de nationalité turque ont fait une grève de la faim de plusieurs semaines, dans l’espoir d’obtenir un statut de réfugiés politiques. Cette pratique aboutit le plus souvent à un échec : la plupart des "réfugiés politiques" des pays en guerre de la planète s’en sont rendu compte à leurs dépens, y compris les déserteurs serbes lors de la guerre du Kosovo. Selon le journal Le Monde, les Maghrebins de France se sentiraient en phase avec l’opinion : "Devant la fermeté de la France, j’ai entendu des copains qui se refusaient à demander leur naturalisation, me dire “maintenant je veux être français”.", declarait l’un d’entre eux [17]. En même temps, Sarkozky informe l’Assemblée nationale que les Charters de clandestins recommenceront à partir régulièrement chaque semaine. Joschka Fischer affirme que l’Europe doit se donner les moyens d’une politique extérieure, entre-temps, Schröder démantèle le modèle social allemand. Au mois de mars, les USA et la Grande-Bretagne entrent en guerre contre l’Irak, le mois précédent 308 000 américains perdaient leur boulot, mais cette fois, l’évènement passe inaperçu. Bien que peu conforme au crédo libéral, George W. Bush se voue à la cause du plein emploi [18]. Le plan de relance de l’économie qu’il propose, d’un montant global de 674 milliards de dollars sur dix ans, se résume à une colossale baisse des impôts. En augmentant la solvabilité des ménages, il vise une relance de la consommation. Cette stratégie engendrera un endettement ultérieur des Américains. Parallèlement, la politique de crédit ne réduit pas le surendettement des entreprises, à l’origine de la stagnation de l’investissement productif et de la montée du chômage. De plus, ces mesures pèsent sur le budget public, déjà grévé par les dépenses militaires et les coûts de la guerre.
Résultat : les entreprises sont endettées, les particuliers sont endettés, les déficits budgétaire et commercial atteignent des niveaux exorbitants, bref, on dirait que les Etats-Unis vivent au-dessus de leurs moyens et que cela va tôt ou tard craquer. Et pourtant, ils ont les moyens et quelqu’un finira par payer les dettes. Les Irakiens soldent aujourd’hui une partie de l’addition, le reste est payé quotidiennement par tous les pauvres et les exploités du monde, au prix, dans un cas comme dans l’autre, de leurs propres vies.