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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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"Face à l’histoire"
Oiseau-tempête, N°1, Printemps 1997, p. 1-5
Article mis en ligne le 24 décembre 2015
dernière modification le 18 novembre 2015

par ArchivesAutonomies

Le centre Georges Pompidou a présenté, de décembre 1996 à avril 1997, une exposition thématique intitulée : "Face à l’histoire (1933-1996), l’artiste moderne face à l’événement historique : engagement, témoignage, vision." Quelques mots sur cette exposition.

L’histoire comme conception du monde

C’est au XIXe siècle que l’histoire en France s’est individualisée comme science autonome, à partir du moment où elle a commencé à être enseignée à l’université, à produire des professeurs, à avoir des étudiants. Elle s’est constituée autour de l’école méthodique, aussi appelée histoire historisante, qui a été l’école historique de la République, c’est-à-dire celle qui a dominé jusqu’aux années quarante. Son propos était d’imposer une recherche scientifique débarrassée de toute préoccupation philosophique et littéraire, s’appuyant sur des "méthodes" et des "outils", et d’aspirer à l’objectivité du regard scientifique sur la réalité historique. Mais sa fonction sociale a été d’imposer, dès 1870, les valeurs d’une bourgeoise dont l’assise au pouvoir était encore fragile contre les valeurs de la monarchie, de l’église, mais également du mouvement ouvrier (effacer l’impact de la Commune de Paris), d’inculquer, dès les premières classes à l’école, la Révolution française comme événement historique constitutif de la république (bourgeoise), le respect des institutions, la laïcité, le patriotisme, le nationalisme et, très vite, le colonialisme. Bref, toutes ces choses qui font le charme de la bourgeoisie. L’histoire historisante a d’abord été une histoire des princes, des généraux, des batailles, des guerres, des victoires, et des dates. Une histoire héroïque et épique, qui privilégiait les grands hommes, les grands événements.
Il faut attendre la fin des années trente, avec l’école des Annales (Braudel, Bloch, Febvre) pour qu’émerge une conception plus affinée de l’histoire, qui emprunte d’ailleurs une grande part de ses méthodes à l’analyse marxiste, et qui va devenir l’école historique de la IVe et de la Ve Républiques. "Il n’a pas été facile de vaincre les résistances, écrira l’historien Georges Duby, de faire admettre que l’histoire des mentalités s’imposait, de faire admettre un peu plus tard que les anthropologues pouvaient apprendre beaucoup aux historiens, et puis qu’il fallait non pas répudier la pensée marxienne mais essayer de la prolonger. Nous étions fouettés continuellement par tous ces défis qui venaient du marxisme structuralisme, des sciences voisines. Il nous fallait tout remettre en question, battre à nouveau les cartes et reprendre le jeu." [1]. Le regard historique, avec l’école des Annales, s’intéresse moins à la sphère de la représentation politique qu’à l’économie et à l’organisation sociale, moins à l’événement politique qu’à la longue durée historique, économique et sociale : "On peut faire, et on fait, l’histoire de tout : du climat, de la vie matérielle, des techniques, de l’économie, des classes sociales, des rites, des fêtes, de l’art, des institutions, de la vie politique, des partis politiques, de l’armement, des guerres, des religions, des sentiments (l’amour), des émotions (la peur), de la sensibilité, des perceptions (les odeurs), des mers, des déserts, etc." (Antoine Prost) [2]. Avec l’école des Annales et ses suites, le domaine de l’histoire s’est étendu à l’ensemble des activités humaines. Pour continuer à remplir sa fonction sociale, elle s’est adaptée à la complexité du capitalisme moderne, qui durant la même période s’est étendu à l’ensemble de la planète et des activités humaines.
L’exposition "Face à l’histoire" ne s’intéresse pas à cette "nouvelle" histoire. Son propos, comme généralement celui des grandes expositions monumentales et à thème des vingt dernières années d’art d’économie mixte (subventionné par l’État, les banques et les industriels), est d’abord d’éduquer le public par l’art, au moyen, ici, d’une conception grossière de l’histoire. Les commissaires de cette exposition présentent, comme l’a écrit Lionel Richard, une conception du monde [3], exprimée par deux idées principales. D’une part, face à l’agression fasciste, les "citoyens" doivent être tous unis pour défendre la démocratie (libérale). D’autre part, la médiatisation du monde réel ne peut être que la représentation réelle du monde. La première partie couvre la période du capitalisme en crise des années trente jusqu’à la dernière guerre, la seconde celle du capitalisme d’économie mixte, de l’après-guerre à aujourd’hui.

Les années trente et la guerre

L’histoire historisante revisitée, présentée ici, n’est pas une histoire de la crise et des idéologies d’exclusion et de réaction sociale qui ont marqué la démocratie libérale dans les années trente. On n’y trouvera pas le célèbre Plutôt Hitler que le bolchevisme de la bourgeoisie française au moment du Front populaire [4]. Elle ne cherche ni à expliquer ce que fut la génèse de la montée du fascisme en Europe, ni à rappeler que la transformation en France de la IIIe République libérale en un régime de Vichy fut possible, par exemple, grâce à un simple vote à l’Assemblée nationale de députés élus accordant les pleins pouvoirs à Pétain. Ici, le capitalisme en crise des années trente n’explique ni le fascisme, ni la guerre. En un mot, dans cette exposition, la crise, ce n’est pas de l’histoire. La démocratie libérale est présentée comme une démocratie idéale et abstraite, le fascisme comme une irruption soudaine et inexpliquée de la "barbarie" dans le monde courtois de la "démocratie".
Si la crise n’est pas un sujet historique, la critique du capitalisme en crise par les artistes radicaux, situés à l’intérieur de démocraties libérales comme la France, n’entre pas non plus dans le champ de l’art face à l’histoire. Sont donc exclus de toute représentation les artistes et photographes de cette période, qui ont par leur travail cherché à montrer cette misère sociale et matérielle engendrée par la crise, comme Walter Evans, dont les photographies d’ouvriers américains chassés par la crise sont pourtant suffisamment connues. Si le surréalisme est largement représenté dans la partie consacrée aux années trente, c’est par sa peinture, considérée ici comme symptôme du désarroi d’artistes face au fascisme. Il est bien sûr absent comme mouvement d’avant-garde artistique radical. Son grand tort, pour les commissaires, est de s’être engagé pour la révolution sociale et contre le capitalisme, que ce soit sous ses formes démocratique libérale en crise et fasciste, que sous sa forme capitaliste d’État russe. Pour "Face à l’histoire", contre la barbarie fasciste et stalinienne, il n’y avait pas à l’époque de salut hors de la défense inconditionnelle de la démocratie bourgeoise. Exclu également de toute représentation dans cette exposition, Frans Masereel, dont le tort est d’avoir privilégié la critique en images (gravures sur bois) de la démocratie libérale en crise. "Ses "Histoires sans paroles", a écrit Michel Ragon dans une préface à une édition de L’Idée, difficilement trouvable aujourd’hui, sorte de journalisme politique dessiné, ont (pourtant) eu un succès tel en Allemagne, avant le nazisme, que certaines de ses éditions populaires ont dépassé les cent mille exemplaires." [5]
Pour ne pas salir un tableau si bien brossé, dont les figures sont essentiellement composées d’artistes consensuels, unis autour de la démocratie idéale, qui ont réagi dans leur peinture contre la barbarie fasciste, les commissaires d’exposition se sont abstenus dans leur infinie bonté de nous expliquer la politique sociale et répressive de ladite démocratie. De peur, sans doute, que le public de "Face à l’histoire" ne fasse l’école buissonnière et ne trouve d’étonnants parallèles entre les politiques de répression sociale, juridique, politique et culturelle d’hier et celles d’aujourd’hui.
Cette réécriture de l’histoire à usage de l’éducation de la population d’aujourd’hui, dans le contexte d’un capitalisme à nouveau en crise, on le trouve évidemment aussi dans le discours médiatique. Un journaliste de "Libération", par exemple, traitant d’une autre exposition consacrée, elle aussi, aux années trente [6], au musée d’art moderne de la Ville de Paris, peut écrire doctement : "En fondant leurs recherches sur le rêve et le fantastique, Yves Tanguy, Salvador Dali, Max Ernst et leurs compagnons ont développé un registre qui a parfois l’air de tourner le dos à la fois aux inquiétudes de l’époque et aux expérimentations de leurs contemporains. Le recours à l’onirisme et aux vertus de l’inconscient les installe sur une ligne de fuite dont on voit bien maintenant qu’elle ne pouvait durablement répondre à la radicalité des enjeux." Le message est clair : contre la barbarie fasciste et stalinienne, il n’y avait pas, à l’époque, de salut hors de la défense inconditionnelle de la démocratie bourgeoise. Il s’agit, bien sûr, d’un message des cadres culturels à l’usage de ceux qu’ils encadrent d’aujourd’hui.
Le langage cependant est capricieux. Ce qu’on pense avoir à dire n’est jamais tout à fait ce qu’on a finalement été amené à exprimer. C’est ainsi que, par des voies tout à fait inattendues, quelquefois, l’histoire réelle des années trente apparaît furtivement dans cette exposition. On trouve ainsi, dans la salle de l’art totalitaire fasciste et stalinien, une toile du peintre militant nazi Franz Radziwill "Les démons" (1933-1934), comme exemple d’art nazi. Mais en cherchant bien, on trouve également une deuxième œuvre de cet artiste, "La plainte de Brême" (1946), cette fois dans la salle consacrée à l’art de l’après-guerre en république fédérale d’Allemagne. Sans aucune mention particulière. Il s’agit évidemment d’un lapsus : le propos de l’exposition n’étant pas de montrer la continuité du capitalisme allemand, sous le régime nazi et sous la république fédérale après la guerre, ni d’insister sur le peu d’empressement de la bourgeoisie allemande à procéder à la dénazification du personnel d’encadrement répressif et judiciaire de l’Etat allemand.

Life et Paris-Match, comme vision du monde

La deuxième partie de "Face à l’histoire" couvre les années d’après-guerre à aujourd’hui et traite en fait de cet art subventionné par l’État, les banques et les industriels qui compose notre paysage artistique depuis plus d’une trentaine d’années, et de ses relations avec "l’histoire". Si, dans la première partie, les commissaires d’exposition ont oeuvré à nous inculquer que, face à la barbarie fasciste, il faut rester tous unis autour de la démocratie idéale, ils procèdent dans la seconde à une revalorisation explicite du discours médiatique de notre époque : à les entendre, dans la démocratie idéale, même les médias ont des airs de chaperon rouge. Le support historique utilisé comme documentation est, ainsi, essentiellement composé de magazines d’époque ("Paris-Match", "Life"...), et d’images télévisées. Le choix des artistes représentés va dans le même sens d’une redéfinition positive du rôle social des médias : il s’agit principalement d’artistes qui privilégient la documentation médiatique (articles, photographies de presse) comme source de représentation de la réalité, qu’ils assimilent à une représentation réelle d’un monde qu’ils voient en spectateur et sur lequel ils disent n’avoir aucune prise. Ainsi, "la figuration narrative, explique un panneau où il est question du peintre Erro, s’emploie à prendre en compte les informations contradictoires, les faux bruits journalistiques qui font l’événement. Elle procède par galaxies d’images, sans jugement moral ou politique." Le peintre Rancillac, essaie, lui, de "(peindre) le monde (qui) fuit effroyablement vite, sans (lui), sans nous." Quant au peintre Vostell, en utilisant dans ses oeuvres des images médiatiques, lit-on sur un autre panneau d’explication, "(il) déclare qu’il cherche ainsi à s’imprégner "des traces authentiques de l’histoire"."

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Les grandes expositions monumentales et à thèmes sont ainsi, aussi, des exercices de réécriture de l’histoire, dont la fonction sociale est d’abord d’éduquer la population par l’art. Si les médias procèdent en communiquant en temps réel la signification supposée des événements historiques, les expositions comme "Face à l’histoire" procèdent, elles, de façon rétroactive. Mais, pour peu qu’on remette à l’endroit ce qui est à l’envers, on voit bien qu’artistes d’économie mixte, commissaires d’exposition monumentale et journalistes travaillent essentiellement à produire une vision du monde (ce que les derniers expriment généralement au moyen d’une télé-vision du monde). Une vision du monde qui, assurément, n’est pas la nôtre.

BARTHÉLÉMY SCHWARTZ