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Fragments d’Histoire de la gauche radicale
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Malville Morne Plaine...
{IRL}, n°16, Octobre 1977, p. 11-12 et 22.
Article mis en ligne le 16 décembre 2013
dernière modification le 19 décembre 2013

par ArchivesAutonomies

Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire ;
Ils avaient l’offensive et presque la victoire ;
Ils tenaient la police acculée sur un bois ;
Leurs cocktails à la main, ils observaient parfois ;
Le reste du combat, point obscur où tressaille ;
La mêlée, effroyable et vivante broussaille ;
Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.-.
Soudain joyeux, ils dirent allez-y ! Rien derrière
L’espoir changea de camp,le combat changea d’âme ;
La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
La batterie CéReSSe écrasa nos carrés.

Hector Mago

MALVILLE c’est dans l’isère,
MALVILLE c’est dans mon corps,
MALVILLE c’est dans ma tête !

AVANT...
Je suis allé à Malville pour le plaisir d’être avec celles que j’aime, pour la désobéissance, pour la révolte quotidienne.
Février 1977 : Les assises de Morestel, la légitime défense, l’offensive contre super-phénix, les premiers pas pour l’été nucléaire, le blocage de l’entrée du chantier et les discussions avec les travailleurs du nucléaire un matin à l’aube, petit déjeuner offert par quelques locaux, intervention des forces de répression.
Printemps : les premières réunions de la coordination des comités Malville, 30 et 31 juillet dates du rassemblement violent, offensif, déterminé, non-violent... Informations auprès des habitants du bled dans lequel j’habite, début des relations avec un comité Malville local, c’est le temps des cerises, projets, réunions, phantasmes.
Juin : préparation effective du rassemblement dans une localité proche du site de super-phénix, soutien actif de la municipalité locale, reconnaissance du terrain par petits groupes.
20 juillet : terrains de camping, flotte, sont à la disposition des manifestants, l’autonomie se concrétise, le pont de Briord est contrôlé par les gardes mobiles.
28 juillet : la coordination coordonne des absences, sur le papier les marches convergent ; des patrouilles de flics, cartes d’état-major en mains, quadrillent la région.
29 juillet : des réunions, encore des réunions, pendant la nuit l’accueil est organisé nous nous sommes aimés.

PENDANT...
30 juillet : Il est six heures, les flics sont là autour du terrain de camping, deux personnes partent en douce prévenir le maire, le scrutateur de service compte une quinzaine de camions à demi vides, une dizaine de land-rovers, cinq estafettes, et deux motards, soit une centaine de militaires de la section de recherche de Grenoble qui, sous le commandement du capitaine Bernadet et de gradés de la gendarmerie de Monatalieu, investissent le camping agissant dans le cadre d’une procédure de flagrant-délit (une enquête ayant été ouverte sur une détention d’armes où et quand ? Mystère). La fouille des tentes et des véhicules commence - une centaine de tentes pour trois ou quatre cent campeurs - , le méga rend compte des explications gênées (si, si c’est vrai) que fournit un gradé de la gendarmerie de Montalieu qui, pas très à l’aise dans son "costard" bleu horizon des grands jours, répète "qu’il faut que tout se passe bien... dans le calme... que ce n’est qu’une formalité... d’ailleurs nous ne trouvons rien". Le maire est là, sur le terrain pas de panique, pas d’initiative, les forces de répression repartiront vers huit heures, provocatrices, avec le gendarme et son brassard d’infirmier et cet autre qui se balladait avec un "extincteur" sur le dos (que contenait-il) ? Tiens un flic qui prend le trac destiné aux forces de l’ordre, il y a des personnes qui croient un dialogue possible. Ce sera la seule action entreprise, à ma connaissance ce samedi à l’aube.

Les manifestants continuent d’arriver sur les terrains de Montalieu et de Porcieu, dans le village une tente d’accueil distribue les dernières infos, des tracts juridictes, santé... Les membres de la "tête de marche" se réunissent, il y a toujours trois itinéraires prévus pour Monta-lieu, l’ultime reconnaissance s’effectuera dans l’après-midi, les barrages de flics sont notés sur les cartes, un nouveau parking est fléché à partir du terrain de sport. A Porcieu quelques personnes "s’équipent" pour constituer le service de protection, la pluie tombe régulièrement, la commission santé se met en place, il y aura dix équipes mobiles d’une dizaine de personnes comprenant au moins un médecin et deux infirmières, les autres étant des secouristes. Les trois ou quatre mégas disponibles ne peuvent suffit aux besoins d’informations qui se font de plus en plus sentir dans cette foule "d’autonomes" qui grossit à vue d’œil. Des forums ont lieu sur le terrain de sport, "les têtes de marche" optent pour un seul itinéraire à partir de Montalieu, les moyens de communication insuffisants, la peur de ne pas être assez nombreux face aux flics sont les raisons avancées. La pluie tombe toujours, un clown annule une partie de son spectacle. Sur le terrain de sport, une A.G "décide" que la marche de Montalieu rejoindra celle de Morestel afin de ne pas isoler les allemands qu’une campagne raciste dans la presse, à la radio et à la télé, présente comme des tueurs de flics.

A partir de cette "décision" vers les 19 heures ce samedi, je suis absent, dépassé, je ne comprend plus rien, automate parmi un grand nombre de pantins, je n’accepte pas cette prise de position de l’A.G, je refuse cette A.G, que représente-t-elle ? Qui a pris les décisions ? Pour qui ? au nom de quoi ? Je ne sais, je rumine. Combien d’entre nous - 15 à 20000 personnes - connaissons les routes, les chemins pour converger vers le site ? L’écologie, c’est l’éparpillement, la diversité. Je ne peux rien faire, il y a trop de monde, nous ne sommes plus une dizaine.
Des copains, des amies et d’autres personnes du camping organisent l’accueil et la protection pour la nuit. A 1 heure du matin, la coordination ou tout au moins les quelques membres qui ont pu rejoindre le lieu de la réunion, entérine les décisions prises en A.G et prévoit de se replier à Poleyrieu quand il "ne sera plus possible d’avancer".
31 Juillet : il pleut déjà, 5H30 le mégaphone réveille les campeurs, nous nous rassemblons tous vers 7H à l’entrée du terrain de sport, nous sommes nombreux, très nombreux, le dérisoire de nos moyens matériels est flagrant, trois mégas, le copain chargé de faire la liaison avec les autres marches s’est cassé la figure, la moto est inutilisable. Des locaux sont là, en tête, au maximum une douzaine, dont deux conseillers municipaux, un adjoint et un conseiller général... du Jura. La banderole "non à super-phénix - les comités Malville" est juste derrière eux, puis le service de protection se met en place les dernières tractations inter-organisations étant terminées. 25 à 30 000 personnes piétinent dans un champ à côté du terrain de sport, l’hélico fait son apparition. Un dernier coup de zoom de la télé régionale et hop nous voilà partis. Moi je reste sur place, oui bien sûr je marche, mais je ne suis pas là.
Deux ou trois locaux s’arrêtent "la manif ne repart pas, car il parait qu’il y en a qui ont des barres de fer, des bâtons ; ici c’est une manifestation non-violente" ceci est crié de vive voix et entendu seulement que par la dizaine de personnes, pas de camion-sono, rien, je suis désespéré. L’autonomie appliquée à une foule, c’est à revoir. Les quelques flics qui sont sur la RN 75 nous regardent passer, il est 9H30, nous avançons assez lentement. Je ne reste pas en place. Je me refuse à prendre des décisions avec les autres membres de la "tête de marche", qui vont concerner trente mille "autonomes". Je passe les rangs serrés du service de protection pour remonter la manif, je suis triste, nous sommes tristes. Je ne reste pas avec les copains anars qui déambulent ici ou là avec leurs casques et leurs armes en bois, je partage quelques sourires avec les amis qui comme moi connaissent le terrain ayant investi depuis quelques temps, énergie, espoir et phantasmes dans cette journée. Certains d’entre eux remontent et descendent la manif avec un des mégas. Nous apprenons que la manif est bloquée au Bayard. Comme prévu il y a négociations avec les flics et nous dévions par la 140. La manif a plus d’un kilomètre de long car je suis maintenant au croisement de la ligne de chemin de fer des ciments Vicat et de la D152, sans pour autant être en queue de manif. Il pleut toujours, pas de musique si ce n’est les lancinants tambourins de deux camarades de chez Krishna et le bourdonnement épisodique de l’hélico. Les derniers rangs se font de plus en plus clairs, quelques membres d’une communauté s’embrassent et se marrent franchement, seules notes de détente dans ma tête. Je repars vers l’avant de la marche. Les arrêts sont assez fréquents la D140 étant beaucoup plus étroite. Au Bayard le service de protection canalise la manif vers Chavannes. Comment s’est effectuée la négociation ? Seuls les locaux et les élus sont allés au devant des flics, n’ayant pas accepté que les autres membres de la "tête de marche" (c’est à dire les délégués des comités Malville régionaux et nationaux jumelés à Montalieu) soient présents pour négocier. C... m’explique ça vite fait, je ne suis pas très à l’aise dans mes rangers, tout fout le camp dans ma tête, dans mon corps, ou plus exactement rien ne sort, j’enregistre, JE SUIS, pourtant les chemins je les connais, de l’autre côté du Bayard, il y a des champs immense, un front large. Et non, rien, je bifurque comme tout le monde, merde, pourquoi ? JE SUIS, NOUS SUIVONS, VOUS SUIVEZ l’itinéraire prévu en AG de dernière minute pour rejoindre les marches de Courtenay et Morestel. C’est la fin, ma fin.
Un peu plus loin que Chavanne, nous rejoignons les autres marches, la banderole de tête est toujours devant, le service de protection barre la 140. Sur la gauche, un chemin descend, un vrai couloir bordé de haies. Des groupes en ciré jaune avec un H dans le dos passent. Une copine anar répond à une vieille dame qui s’interroge qui qui sont les violents, "j’en suis une madame", et toc la voilà qui s’engouffre dans le chemin. Déjà trente mille personnes sont passées, Poleyrieu, Courtenay, Morestel. Les locaux de Montalieu ne sont plus très nombreux sous la banderole de tête, il est 11H30 - 12H, nous repartons. Le mégaphone ne diffuse rien, un membre d’une organisation politique porte le seul talkie que je verrai di la marche, il fait régulièrement le point avec son homologue situé en queue de manif. Des centaines de personnes passent par les champs, le silence est déjà ponctué par l’explosion des grenades. Une moto remonte, mais n’a aucune info à nous transmettre, je ne sais rien, nous ne savons rien. Les premières ambulances des manifestants commencent leur va et vient, la marche collective est impossible, car nous sommes rejetés à chaque fois sur les bas-côtés. J’arrive aux maisons du Devin, la banderole de Montalieu s’arrête. Au méga, il est demandé à l’ensemble des manifestants de ne plus avancer, que la manif est pacifique, que quelques centaines de mètres plus bas ça se bagarre.
Plusieurs milliers de gens, pas tous casqués, me passent devant. Des groupes organisés avancent en rangs compacts, tout en gueulant des slogans sur le CHE. Trois estafettes particulière frappées de la croix rouge descendre le chemin en direction de Faverges, je les suis. Dans les champs sur la gauche, les manifestants sont assez dispersés, il faut se faufiler dans les trous de haies, des barbelés de clôture sont couchés par terre, qu’est ce que je fous là ? Je ne connais pas ces terrains, je suis seul au milieu de tous, perdu, inactif, spectateur pour quelques instants de cet épais nuage de gaz qui un peu plus bas témoigne de l’intensité des tirs de grenades, l’hélicoptère disparait dans cette grisaille, j’ai peur, la gorge me pique, les explosions m’affolent, quelqu’un élargit à la serpe un passage dans des petits arbres, je remonte vers le Devin. Au mégaphone, il est demandé de se replier dans un champ en contre-bas, je retrouve des copains de Montalieu, un appel est lancé pour que les têtes de marche se retrouvent, 6 ou 7 personnes sont là. Repli à Poleyric comme convenu ? Diversion vers le Bayard ? Remontée vers le Devin pour ne pas laisser tomber les manifestants qui s’affrontent aux flics ? La débâcle vers Poleyrieu est acceptée par l’ensemble des manifestants présents dans le champ ou plus exactement par ceux qui ont pu recevoir la proposition émise dans trois petits mégaphones disposés en étoile... Nous étions plus de 50 000... J’apprends la mort d’un des nôtres, je suis fatigué, impuissant, j’ai perdu.

Lundi matin, Mâle-ville est toujours là, Bourgoin, demande d’inculpation collective, je me révolte encore pour combien de temps... Aujourd’hui il fait beau.